Benvenuto Cellini (Paul MEURICE)

Drame en cinq actes et huit tableaux.

Musique d’Adolphe De Groot.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Porte-Saint-Martin, le 1er avril 1852.

 

Personnages

 

BENVENUTO CELLINI

FRANÇOIS Ier

CHARLES-QUINT

ASCANIO

PAGOLO

LE COMTE D’ORBEC

D’ESTOURVILLE, prévôt de Paris

TRIBOULET

HERMANN

SIMON

UN PAUVRE

LADUCHESSE D’ÉTAMPES

SCOZZONE

COLOMBE

PÉRINE

BERTHE

OFFICIERS

COURTISANS

GARDES

 

La scène se passe à Paris, en Juin 1540.

 

 

PRÉFACE

 

En tirant ce drame de l’amusant et ingénieux roman d’Ascanio et des singuliers et vivants Mémoires de Benvenuto Cellini, nous avons obéi, – tant bien que mal, à des pensées très impérieuses et très sérieuses. De quelles rudes et sévères abstractions sont sorties les actions trop rapides et trop extérieures de Benvenuto Cellini, – le spectateur et le lecteur lui-même ne s’en douteront peut-être pas. S’il faut l’avouer, nous ne nous en plaindrons qu’à demi.

De tout temps, nous avons reconnu des affinités certaines et de frappantes ressemblances entre les grands hommes et les grandes foules, entre le génie et le peuple. Il pouvait donc y avoir, selon nous, un rapprochement fécond à glorifier, devant un public populaire, le travail, – ce grand moyen de la liberté. – dans sa suprême expression, qui est l’ait, et dans sa puissance suprême, qui est le génie. La tentative nous paraissait utile d’intéresser les ouvriers aux joies d’un artiste et les masses profondes aux douleurs d’une âme supérieure.

Quand nous avons cherché à personnifier, dans le fameux orfèvre de la Renaissance, un héros et un martyr du labeur humain, nous aurions voulu deux choses :

Faire aimer un grand génie ;

Faire admirer un beau caractère.

Pour rendre sympathique l’artiste, qu’on avait presque toujours placé comme en dehors de l’humanité, nous avons, au contraire, cherché avant tout, dans le grand homme, l’homme, l’homme vivant et souffrant comme ses semblables ; – nous avons sans cesse mêlé ses actions et ses œuvres, ses créations et ses passions, ses sentiments et ses travaux ; – enfin, nous avons représenté le génie comme aussi bon que grand : s’il ne l’a pas toujours été, il le sera, il faut qu’il le soit ! au Don, qui dépend de Dieu, il faut, – c’est la loi nouvelle de la liberté, – qu’il joigne le Dévouement, qui dépend de l’homme.

Pour rendre l’art, touchant, nous avons tâché de montrer la génération et l’enfance de la pensée, la prenant petite et faible, observant comment elle naît, grandit et se développe, et suivant partout la semence dans le sillon, et l’idée dans le cœur. La critique a bien assez étudié dans leurs résultats immobiles les procédés de la beauté ; il appartenait peut-être au drame d’interroger dans leurs formations progressives les éléments de la vie.

Et l’art n’est que la vie, plus l’âme. – Quand Benvenuto modèle l’Hébé, dans l’inspiration de son amour, les passions et les fatalités extérieures, jalousie, sottise et haine, ont beau gronder et s’agiter autour de lui, il ne s’en doute seulement pas ; il est absorbé par les ivresses de la conception. Quand Benvenuto fond le Jupiter, dans l’énergie de son dévouement, sa volonté intervient, il s’efforce, il doute, il lutte ; il est déchiré par les tortures de l’enfantement.

En somme, la douleur est la fin de tout ; la douleur est la grande Cause humaine. Dans ces temps où les utopies et les ambitions ont trop flatté les droits égoïstes et trop surexcité les instincts matériels, nous jugions opportun, sous l’illustre nom qui servait de symbole à notre pensée, de recommander le devoir, de réhabiliter le sacrifice et de préconiser la souffrance. C’est de son génie même que nous tentions de faire plaindre Benvenuto. Un maître contemporain, dans un drame qui restera, a profondément mis à nu la misère sociale du Créateur, du Poète. Nous eussions voulu en faire ressortir la misère humaine. – Le malheur de Chatterton vient du dehors, le malheur de Benvenuto du dedans. Chatterton est un rêveur passionné qui, pauvre humilié, méconnu, ne rencontre dans la vie que des déceptions et des obstacles, et qui finit par prendre de l’opium, faute de pain. Tout au rebours, Benvenuto s’épanouit dans la plénitude de l’action et du succès ; riche, honoré, célèbre ; protégé, redouté et flatté par des papes et par des rois. Mais c’est en lui qu’est le mal. Sa grandeur est son infirmité. Sa puissance le rend impossible. – À chacun de ses pas démesurés, il soulève une haine, il effraye un amour, il brise une amitié. Au dénouement, – vainqueur, mais au prix de quelles blessures ! – il est plus malheureux et plus seul dans sa gloire que Chatterton dans son oubli.

N’importe ! chez le Benvenuto que nous avons rêvé, si le grand homme est faible, l’homme est fort. Que dans ses combats, dans ses défaites mêmes, le génie reste une conscience, une volonté, et rien n’est perdu. Là est la revanche qui ne manque jamais. Une chose peut seule conserver et relever jusqu’au talent : le caractère.

C’est à ce point de vue que nous avons essayé de marquer et de maintenir le rang de la puissance individuelle parmi les puissances du monde : richesse, beauté, royauté. Benvenuto, quand il se réfugie en France, est un proscrit et un condamné. Mais, au milieu des maitres du temps, il est maître de l’avenir, et le condamné devient un juge, et le proscrit dépasse les souverains. Ceci, dans l’action, peut sembler s’égarer par delà l’hyperbole, mais restera toujours, dans l’idée, en deçà de la vérité.

Sous cet aspect, d’ailleurs, notre idéal ressemble plus  qu’on ne l’a cru à la figure réelle de Benvenuto, ou tout au moins, en général, de l’artiste de la Renaissance. C’est ainsi que nous apparaissent Michel-Ange, Léonard de Vinci, Machiavel lui-même : seuls debout, seul indomptés dans l’anéantissement ; dans l’avilissement de tous. L’Italie est aux mains des barbares ; l’artiste se fait de l’art une patrie. Le droit est mort ; il se fait de son génie une justice. Tout n’est autour de lui qu’oppression et violence ; il fait, lui aussi, violente sa pensée et despotique sa liberté.

Il a raison ! car il sauve le feu sacré, la civilisation, l’humanité. Dans les bouleversements et les ruines, tout fugitif se hâte de fondre et de condenser ses dernières richesses en diamants et en métaux précieux qu’il puisse emporter aisément. C’est ainsi que, dans les agonies des nations et dans les secousses de révolutions, la Providence résume parfois, pour le salut de l’avenir, tout un peuple dans un génie et tout un passé dans une âme.

Il est certain que toutes ces idées ne sont pas exprimées dans ce drame ; mais il est certain aussi qu’elles formaient au fond de notre pensée comme une basse continue pendant que nous l’écrivions. Pourquoi donc les aurions-nous tues ? Pourquoi, dans notre chemin perdu, nous serions-nous refusé la consolation de montrer, de loin, notre but, si élevé qu’il puisse être ? L’effort n’est jamais orgueilleux, et il est toujours permis de revendiquer l’humble mérite qui doit valoir au moins la paix sur la terre : la bonne volonté.

 

Conciergerie, avril 1852.

 

 

ACTE I

 

 

Premier Tableau

 

LE ROI CHEZ L’OUVRIER

 

Les ateliers d’orfèvrerie de Benvenuto Cellini. Sur le devant, les établis ; au fond, la forge.

 

 

Scène première

 

BENVENUTO, le dos tourné à la scène, forge avec HERMANN et un troisième compagnon, ASCANIO et PAGOLO dessinent, SIMON et LES AUTRES OUVRIERS liment, gravant ou cisèlent

 

ASCANIO, ouvrant un carton.

Pagolo, je vous emprunte une feuille de papier.

PAGOLO, vivement.

Miserere ! ne touchez pas à mes cartons, Ascanio !

ASCANIO.

Oh ! oh ! qu’est cela ?... Voici ce dessin de calice du maître, qu’il a tant cherché hier en votre présence.

PAGOLO, embarrassé.

Tiens ! je l’aurai serré là – pour le copier.

ASCANIO, à demi-voix.

Pagolo, Pagolo, prenez-y garde ! À deux reprises, il y a un an, quand Benvenuto, notre maître, a été emprisonné au château Saint-Ange, et il y a trois mois, quand il a été exilé d’Italie, – vous m’avez fait cette proposition étrange : « Nous avons en notre possession une partie des modèles de Benvenuto, établissons-nous à notre compte, et abandonnons-le à sa mauvaise chance. » Je n’en ai jamais parlé, Pagolo ; mais je vous avertis pour la dernière fois : s’il me répugne de dénoncer un camarade, je mourrai avant de trahir le maître.

PAGOLO, à part.

Vil flatteur, va !

SIMON, qui grave un cachet.

Eh ! Pagolo ! le lion des armoiries de Mme de Montbrion est de sable, n’est-ce pas ?

PAGOLO.

D’abord, la maison de Montbrion ne porte pas au lion : elle porte au léopard.

SIMON.

Je vous dis que c’est un lion : il est rampant.

PAGOLO.

C’est un léopard : il est passant.

SIMON.

C’est un lion : la tête est de profil.

VOIX MÊLÉES DES OUVRIERS.

Un léopard ! – un lion ! – un léopard !

BENVENUTO, entrant.

D’azur, au lion léopardé d’or...

À Hermann.

Peste ! mon Teuton, tu as de formidables muscles ! Voilà un lingot aminci comme le pourpoint que je portais à vingt ans.

HERMANN, avec un accent allemand.

Vous avez dit : « De toutes tes forces... »

BENVENUTO.

C’est juste ; je suis dans mon tort. – Eh bien ! comment va la besogne, par ici ? – Bonjour, Ascanio !

ASCANIO.

Vous avez l’air tout radieux aujourd’hui, maître.

BENVENUTO.

Oui, Ascanio, je suis content de ma matinée... J’ai achevé de composer et de bâtir la châsse commandée par ta pratique, Mme la supérieure des Ursulines. Et puis, j’ai fait des armes une grande heure avec ce démon de Rosso. Et puis, tout en préparant une armature, j’ai rimé – en l’honneur d’Hébé, déesse de la jeunesse, un gentil sonnet qui la supplie, en toute honnêteté, de m’apparaître, pour que je la puisse sculpter plus commodément. Enfin, je viens de jouer du marteau avec cet Hercule d’Alsace. – Ouf ! le sonnet m’a fatigué.

PAGOLO.

Reposez-vous, maître.

BENVENUTO.

C’est un droit que je ne m’accorde que le dimanche, mons Pagolo. Voyons ton saint Georges ! – Aïe ! aïe ! il a toujours l’air un peu sournois ; c’est le diable ! Il faut encore refaire cela, mon pauvre garçon.

PAGOLO, entre ses dents, déchirant le dessin.

Hum ! je te déferai, toi !

BENVENUTO, à Ascanio.

Il est charmant, ton petit lévite songeur, Ascanio mio ! il te ressemble, cet adolescent pensif. L’homme, depuis six mille ans, fait comme le bon Dieu : tout ce qu’il crée, il le crée à son image. Maintenant, Ascanio, prends l’ébauchoir. Dessiner en modelant, penser avec l’action, dans l’art comme dans la vie tout est là...

On entend sonner midi.

TOUS LES OUVRIERS, se levant et quittant leur ouvrage.

Midi !

BENVENUTO.

L’heure fainéante du diner ! mais ne vous attarder pas, mes gars. Le glorieux roi François Ier doit venir, un jour ou l’autre, visiter nos ateliers ; il l’a promis... Il faut que nous puissions lui montrer des œuvres dignes de lui – et de nous.

LES OUVRIERS.

Oui, maître...

Ils sortent.

 

 

Scène II

 

BENVENUTO, ASCANIO

 

BENVENUTO.

Ascanio, regarde-moi. Tu as encore ton petit air mélancolique aujourd’hui... Depuis un mois, mon enfant, pourquoi es-tu triste ? cela m’afflige ; pourquoi es-tu soucieux ? cela m’inquiète. Ascanio, tu n’oublies pas que l’homme qui a sa main dans la tienne, comme il a son cœur dans ta vie, donnerait, pour t’épargner l’ombre d’une peine, sa peau coriace et son âme fauve.

ASCANIO.

Oh ! non, je ne l’oublie pas, maître.

BENVENUTO.

Ascanio, il faut qu’il y ait derrière ces nuages-là quelque amourette. Il n’y a pas de fumée sans feu.

ASCANIO.

Maître !

BENVENUTO.

Cela ne me regarde qu’autant que tu le voudras, mon ami. Toute ma joie à présent, c’est de te savoir joyeux. Tout mon bonheur, c’est de marcher ainsi avec toi dans la vie, comme ces couples fraternels de héros antiques. Grâce à toi, Ascanio, j’aurai en vingt ans deux fois ! – Et toi, m’aimes-tu toujours un peu ?

ASCANIO.

Oh ! maître ! de toute mon admiration, de toute ma reconnaissance, de toute mon âme.

BENVENUTO, le reconduisant jusqu’à la porte.

Alors, je me trouve assez content pour te laisser partir. À bientôt, mon mystérieux rêveur.

ASCANIO, à part, en sortant.

Oui, ton nom doit rester un secret entre Dieu et moi, Colombe !

 

 

Scène III

 

BENVENUTO, SCOZZONE

 

SCOZZONE, entrant par la gauche.

Maître !

BENVENUTO.

Ah ! ma veine continue. L’ami sort, entre l’amie... Voilà Scozzone ! bonjour, Scozzone !

SCOZZONE.

Cela vous réjouit-il vraiment de me voir, Benvenuto ?

BENVENUTO.

Cela me réjouit – trop. Pour nous autres fabricants d’idéal, la grâce est toujours la bienvenue. Dieu vous la donne – et nous la vendons.

SCOZZONE.

Pourquoi donc alors, depuis quinze jours, ne m’avez-vous pas appelée, maître ?

BENVENUTO, avec un peu d’embarras.

Pourquoi ? pourquoi ?... D’abord, tu sais bien, chère belle, que j’ai terminé le modèle de cette nymphe, pour laquelle tu as posé avec tant de complaisance. Je travaille maintenant au Jupiter. Tu ne peux pas me servir de modèle pour le Jupiter, Scozzone !

SCOZZONE.

Et l’Hébé ?

BENVENUTO.

Ah ! l’Hébé, je la cherche et je la poursuis encore, d’après un type que j’entrevois vaguement, mais qui différera, je crois, du tien.

SCOZZONE.

Ah !

BENVENUTO.

Et puis, en vérité, il m’est venu des scrupules, Scozzone.

SCOZZONE.

Bah ! Et depuis quand ?

BENVENUTO.

Depuis que j’ai applis que vous tenez de si près à’ cette belle et fière duchesse, qui est comme la reine du roi. Est-ce que Mme d’Étampes ne m’en voudra pas d’avoir si familièrement traité – sa sœur ?

SCOZZONE.

Sa sœur ! sa sœur obscure, oubliée, sans famille et sans nom ! sa sœur, à qui ce titre rappelle seulement qu’elle n’a ni père ni mère ! Mme d’Étampes m’aime à sa manière, je ne dis pas non... Mais que lui importe mes actions ? que m’importait les siennes, jusqu’au jour où vous y avez été mêlé, Benvenuto ?

BENVENUTO.

Qui ! moi ! Comment cela ? Je ne connais pas Mme d’Étampes ! Expliquez-vous, Scozzone.

SCOZZONE.

M’expliquer ! Eh bien ! oui, pour vous, pour moi, il est nécessaire, en effet, il est urgent que je m’explique, que vous voyiez clair dans votre existence, et que je sache où fixer la mienne.

BENVENUTO.

S’agit-il vraiment de choses si graves, Scozzone ?

SCOZZONE.

Oui, vous tenez ma destinée dans vos mains, et moi je tiens peut-être la vôtre dans les miennes.

BENVENUTO.

Sais-tu bien que tu me fais peur, Scozzone !

SCOZZONE.

Avant vous, je veux dire avant de vous connaître, j’étais insoucieuse quoique pauvre, joyeuse quoique orpheline. J’acceptais sans remords, à côté de Mme d’Étampes, une vie trop semblable à la sienne... Un jour, Vous m’avez rencontrée à la promenade, vous m’avez hardiment et obstinément suivie jusque dans ma chambre de l’hôtel d’Étampes. Nous nous examinions l’un l’autre, vous sérieux, moi riant aux éclats... Et puis, vous avez passé une belle bague d’or à mon doigt, en me disant gravement ; « Je vous remercie de vous être laissé regarder, mademoiselle ; vous êtes charmante ! Si vous aimez les bijoux, et que vous en vouliez d’autres, pour la même peine, vous n’avez qu’à venir demain, et les jours suivants chez moi, hôtel du cardinal de Ferrare. » La proposition était si bizarre ! j’ai répondu gaiement : « Tope ! » Le lendemain j’étais exacte au rendez-vous, et vous m’avez priée de poser pour votre nymphe de Fontainebleau. Je m’amusais beaucoup, moi, d’être arrangée en déesse, je vous étourdissais de toutes sortes de saillies, et c’est alors que vous m’avez débaptisée de mon nom de Jeanne, pour m’appeler...

BENVENUTO.

Du joli nom italien : Scozzone.

SCOZZONE, souriant.

Oui, qui veut dire en français : Casse-cou.

BENVENUTO.

À la bonne heure ! voilà que vous souriez comme autrefois ! Mais depuis quelque temps, je ne vous trouve plus aussi gaie, Scozzone.

SCOZZONE.

C’est depuis que je me trouve heureuse, maître. Tandis que vous me regardiez posant, je vous regardais sculptant. Je vous admirais, inspiré, l’œil ardent, la narine frémissante. Vous alliez et veniez de votre ébauche à moi, tantôt à pas lents, tantôt à grands bonds... Vous sembliez parfois impatient, courroucé, et comme luttant contre un démon invisible ; mais le plus souvent vous étiez calme, puissant et victorieux... Vous ne faisiez guère attention à moi, vous aviez l’air avec moi d’être tout seul, j’étais pour vous comme un objet inanimé. Ah ! je vivais pourtant en pleine vie ! étonnée de moi-même, à la fois amoindrie et relevée, toute petite devant vous, mais plus grande devant les autres ; honteuse parce que votre statue était bien plus belle que moi, mais fière, parce qu’elle me ressemblait un peu ! – Benvenuto, je vous aimais !

BENVENUTO, souriant.

Vraiment ?

SCOZZONE.

Ah ! vous savez bien que vous n’avez pas le droit d’en douter. Je vous aimais, je vous aime – et voilà pourquoi vous tenez dans vos mains ma destinée.

BENVENUTO.

Scozzone, avec la sincérité, il faut être loyal ; avec le dévouement, il faut être sérieux... De votre amour vous ne m’aviez montré d’abord que les sourires ; je n’en aurais pas accepté les larmes ! Je vous aurais dit : Ne nous faisons pas d’illusion ! Nous autres qui nous éprenons du marbre et du bronze, nous sommes bons tout au plus pour l’amitié ; pour l’amour, non ! Nous naissons veufs, nous vivons seuls. Les pierres et les métaux font nos mains et nos cœurs trop rudes... Nous brisons qui nous touche. Mon amour, Scozzone, peut devenir mortel.

SCOZZONE.

Mon dieu !

BENVENUTO.

Ma vraie maitresse, – entendez bien cela, Scozzone, – ce sera toujours la sculpture... Et ce qu’elle laisse de libre dans mon âme est pris encore par le souvenir d’une morte, de la mère d’Ascanio que j’ai tuée pour n’avoir pas su l’aimer, Scozzone, que j’ai perdue sans que j’eusse seulement touché sont front de ma lèvre. Vous voyez bien que mon cœur n’est plus à moi, et que la part qui reste de ma vie n’est pas digne de vous.

SCOZZONE.

C’est bien, maître !

À elle-même.

Mais maintenant, que vais-je devenir, moi ? où trouverai-je un asile ?

BENVENUTO.

Un asile ?

SCOZZONE.

Eh ! certainement ! si, pour sauver la vie d’Ascanio, je perds l’amitié de Mme d’Étampes.

BENVENUTO.

Ascanio est en péril ?

SCOZZONE.

Oui, maître ! Ascanio est venu cinq ou six fois de votre part chez moi ; et Mme d’Étampes l’y a rencontré trois fois. Ascanio a parlé avec enthousiasme de l’Italie, de la sculpture, de vous ; et Mme d’Étampes l’a écouté avec ravissement. Ascanio est jeune, élégant et passionné, à la fois artiste et gentilhomme, et, depuis huit jours, Mme d’Étampes s’alarme déjà de ne plus le voir. Maître, prenez garde pour Ascanio à Mme d’Étampes.

BENVENUTO.

Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce que j’apprends là ! Mais le roi l’aime toujours, cette capricieuse duchesse ! le roi, mon sauveur et mon hôte ! Est-ce que je pourrais souffrir qu’un des miens le menaçât d’un affront ou d’une douleur ?

SCOZZONE.

Et puis, maître, on se souvient que deux ou trois gentilshommes qui ont aimé dans ces derniers temps Mme d’Étampes n’ont pas eu de bonheur. Ils ont tous fini misérablement. Son amour aussi est mortel.

BENVENUTO.

Mon Ascanio ? Est-ce pour cela que, depuis un mois, tu es triste ! Ah ! mais, je suis la, moi, et je le défendrai ! Qui le frappe me blesse, Scozzone ! À nous deux nous le sauverons, n’est-ce pas ?

SCOZZONE.

À nous deux ! Eh ! que puis-je, maintenant ? Mme d’Étampes est impérieuse et hautaine ! Cette semaine, je lui ai refusé de venir savoir des nouvelles d’Ascanio... Ce matin, je lui ai refusé d’apporter pour Ascanio une lettre sans signature qu’elle m’a montrée. Elle n’est pas femme à regarder si c’est pour elle-même que je suis contre elle avec vous. Bientôt je ne pourrai plus, je ne voudrai plus rester dans sa maison.

BENVENUTO.

Mais, Scozzone, ne sais-tu pas qu’ici tu seras toujours chez toi !

SCOZZONE.

Eh ! je n’en voulais pas davantage !... Recevez-moi pour votre servante, pour votre modèle, n’importe !... Là où vous serez, le cœur me battra toujours heureux et fier.

BENVENUTO.

Alors, Scozzone, si mes paroles de tout à l’heure ne vous ont pas découragée ou effrayée, et si vous voulez ne me demander jamais plus que ce que je puis vous promettre aujourd’hui, – prenez cette main : c’est celle d’un allié, celle d’un ami.

SCOZZONE.

Oh ! oui, je la prends, Benvenuto ! Soyez béni, je suis sauvée !

 

 

Scène IV

 

BENVENUTO, SCOZZONE, PAGOLO

 

PAGOLO, accourant.

Maître ! maître !

BENVENUTO.

Eh bien ! quoi ?

PAGOLO.

Le roi ! le roi en personne qui vient visiter votre atelier !

BENVENUTO.

Bonne et grande nouvelle ! – Allons ouvrir à deux battants à monseigneur le roi !

SCOZZONE.

Il vient seul, Pagolo ?

PAGOLO.

Mme la duchesse d’Étampes est avec lui.

SCOZZONE.

Voyez-vous, Benvenuto !

BENVENUTO.

Bah ! je ne crains rien. Je suis dans un jour de bonheur...

Il sort.

PAGOLO, à part.

Oh ! si je pouvais lui trouver un petit malheur, dans tous ces bonheurs-là.

 

 

Scène V

 

BENVENUTO, SCOZZONE, PAGOLO, LE ROI, conduisant par la main LA DUCHESSE, ASCANIO, PAGES, OUVRIERS

 

LE ROI.

Benvenuto, vous voyez que nous tenons notre engagement envers vous.

BENVENUTO.

Sire, j’ai déjà écrit sur mon livre de compte : « Doit à François Ier, Benvenuto Cellini : – François Ier me sauve la vie. – François Ier envoie à Rome M. de Montluc pour me tirer de prison. – François Ier m’appelle en France, et me traite à l’égal de Léonard de Vinci. » J’ajouterai à la date de ce grand jour : « François Ier daigne visiter l’atelier de son orfèvre. »

LE ROI.

Benvenuto, mon frère Charles-Quint, mon cousin le roi de Naples, ou tout autre souverain, eût fait pour vous ce que j’ai fait. Nous venons voir, Mme d’Étampes et moi, ce que vous seul pouvez faire.

BENVENUTO, s’inclinant.

Mme la duchesse !

LA DUCHESSE.

Je vous connais depuis longtemps, monsieur, et par le bruit de votre renommée, et par l’admiration de l’un de vos élèves, Ascanio des Gaddi, que je retrouve avec plaisir auprès de vous.

BENVENUTO.

Madame, Ascanio et moi nous nous glorifions d’être les serviteurs respectueux et fidèles de sa majesté.

LE ROI.

Benvenuto, il y a bien longtemps, trop longtemps, que les tristes soucis des affaires me détournent des nobles soins de l’art. Montrez-nous donc vite vos beaux ouvrages. J’ai comme soif de chefs-d’œuvre...

Benvenuto parle bas à Ascanio qui va chercher les objets à mesure.

BENVENUTO.

Que votre majesté me permette d’abord de lui présenter quelques menus objets. Voici une médaille représentant Léda et son cygne.

LA DUCHESSE.

Vous frappez donc les médailles, Benvenuto ?

LE ROI.

Mieux que Cavedone de Milan, madame !

BENVENUTO.

Voici un cachet où j’ai gravé en creux saint Jean et saint Michel.

LA DUCHESSE.

Vous gravez aussi les cachets ?

LE ROI.

Beaucoup mieux que Lantizco de Pérouse !

BENVENUTO.

Ce reliquaire est émaillé par moi.

LE ROI.

Il émaille aussi l’or – comme Amerigo de Florence !

BENVENUTO.

Je sais faire un peu de tout, sire. Je suis ingénieur militaire passable, et j’ai une fois empêché qu’on ne prit Rome. Je tourne au besoin une ballade ou une sextine...

À la Duchesse qui regarde Ascanio.

Madame, daignez regarder ce bracelet. – Quant à la musique, que mon père m’enseignait à coups de bâton, la méthode m’a profité, et je joue assez bien de la flûte pour que Clément VII m’ait engagé autre fois au nombre de ses musiciens. Je ne suis pas non plus maladroit chirurgien. – Ceci, madame, est une aigrette que j’ai montée. –  Enfin, si votre majesté a la guerre, et quelle veuille m’employer comme homme d’armes, je sais aussi bien pointer une couleuvrine que manier une arquebuse ; avec ma couleuvrine j’ai débarrassé l’Empereur du prince d’orange, et avec mon arquebuse, je crois bien avoir délivré votre majesté du connétable de Bourbon, – les traîtres n’ayant pas, à ce qu’il paraît, de bonheur avec moi.

LA DUCHESSE.

Mais vous êtes un homme universel, monsieur ! – Ascanio, montrez-moi donc encore ce bracelet.

BENVENUTO, le prenant des mains d’Ascanio.

Le voici, madame...

La Duchesse remet le bracelet au Roi sans le regarder.

LE ROI.

Vous admirez avec moi, madame, la variété, la finesse et la beauté de ces joyaux et de ces orfèvreries. Tout cela est rare et parfait au possible ! – Avez-vous quelque grande pièce, Benvenuto ?

BENVENUTO.

Sire, voici un vase et un bassin qui ne sont peut-être pas indignes d’attirer l’attention, de votre majesté. – Le roi se tait ?

LE ROI.

Ah ! d’étonnement, Benvenuto ! La belle et nouvelle forme de vase ! que de délicatesse et de puissance dans ces ronde-bosses ! Et voyez, duchesse, comme les attitudes des figures sont gracieuses et vraies. C’est merveilleux ! Tenez, celle-ci qui élève le bras au-dessus de sa tête ; le geste fugitif est si vivement saisi qu’on s’étonne qu’elle ne continue pas le mouvement. – Vous n’avez plus rien ?

BENVENUTO.

Si fait, sire, cette coupe.

LE ROI.

Oh ! Benvenuto, Benvenuto, je vous le dis, n’eussiez-vous fait que ce chef-d’œuvre, on n’emploie jamais trop de temps a vaincre le temps. Ceci durera autant que l’art. Madame, vous me voyez ravi ! Tant de hardiesse, de finesse et de charme ! et parmi la netteté et la fermeté des lignes, un monde, un infini d’ornements curieux et d’arabesques imprévues. Ah ! de ce que je tiens là, de ce que je contemple un des premiers, l’avenir dira : La coupe de Benvenuto Cellini !

BENVENUTO.

Mon grand roi ! les autres souverains me complimentaient, vous me comprenez, vous ! – Mais votre majesté n’a vu que l’atelier de l’orfèvre. Si elle n’avait peur d’un peu de plâtre et qu’elle consentît à donner un seul coup d’œil aux œuvres du statuaire, au modèle de mon Jupiter ?

LE ROI, vivement, se levant.

Je crois bien ! Où faut-il aller ?

BENVENUTO.

Seulement dans la chambre voisine.

LA DUCHESSE.

Moi, pendant ce temps, je prierai M. Ascanio de me faire voir quelques-uns de ses dessins. Je lui veux commander – à lui – un beau lys en pierreries.

BENVENUTO.

Vite, Ascanio, offre ton livre d’esquisses à Mme la duchesse !

ACSANIO.

Le voici, madame.

BENVENUTO.

Et puis, excusez-le, madame, il nous est indispensable...

Ils sortent.

LA DUCHESSE, à part.

Pourquoi Benvenuto emmène-t-il ainsi ce jeune homme ?...

Elle met une lettre dans le livre de dessins.

PAGOLO, l’observant, à part.

On fraude la poste royale !

SCOZZONE, s’avançant.

Madame !

LA DUCHESSE.

Ah ! tu étais là, Jeanne ? tu m’as presque fait peur ! Eh bien ! tu ne voulais pas venir, je suis venue.

SCOZZONE.

Madame, par grâce ! songez à tout ce que vous risquez !

LA DUCHESSE.

Allons donc ! Jeanne, vous savez bien que me défier, c’est m’enhardir. – Et puis, je m’ennuie.

LE ROI, rentrant avec Benvenuto.

Oui, Benvenuto, votre Jupiter est si réellement divin que je ne veux entendre à rien et qu’il me le faut absolument exécuter en argent ou en bronze.

BENVENUTO.

Oh ! pardon, mais cela est impossible, sire !

LE ROI.

Impossible à vous, Benvenuto !

BENVENUTO.

Sire, impossible en France.

LE ROI.

Et pourquoi ?

BENVENUTO.

Que votre majesté m’excuse, mais vos fondeurs de France ne savent encore fondre – que des canons.

LE ROI.

Raison de plus pour leur apprendre à fondre des Statues. Enseignez-les, dirigez-les, Benvenuto. Dotez la France d’ouvriers-artistes capables d’exécuter les œuvres des statuaires.

BENVENUTO.

Sire, l’entreprise est grande, mais bien audacieuse et bien ardue. Il y a d’autres difficultés encore.

LE ROI.

Lesquelles ?

BENVENUTO.

Sire, voyez comme je suis à l’étroit ici.

LE ROI.

C’est vrai. Mais cherchez, dans nos hôtels royaux, un emplacement plus vaste et mieux disposé.

BENVENUTO.

Sire, un de mes élèves en avait trouvé un, c’est le Grand Nesle qui appartient à votre majesté. Le prévôt de Paris en dispose à l’heure qu’il est, mais il ne l’habite point ; il occupe seulement le Petit Nesle que je lui laisserais volontiers.

LE ROI.

Eh bien ! c’est très simple...

Allant à une table et écrivant.

Installez-vous au Grand Nesle, Benvenuto ; je n’aurai que la Seine à traverser pour aller admirer vos chefs-d’œuvre.

LA DUCHESSE.

Comment ! sire, mais vous priveriez là, sans motif, d’un bien qui lui appartient, un homme à moi, M. d’Estourville.

LE ROI, tout en écrivant.

Pardonnez-moi, madame, le Grand Nesle n’appartient pas au prévôt de Paris. Sa résidence doit être le Châtelet. Je lui ai fait, en outre, concession du Petit Nesle, mais non du Grand...

Remettant à Benvenuto l’acte de donation qu’il vient d’écrire.

Benvenuto, vous pourrez prendre possession du Grand Nesle, dès que vous le voudrez.

BENVENUTO.

Mais, sire, aujourd’hui même.

LE ROI, riant.

Aujourd’hui, si cela vous plaît.

ASCANIO, à part.

Ô bonheur, vivre près de Colombe !

BENVENUTO.

Sire ! qu’est-ce que je pourrai donc faire pour reconnaître de telles hantés ?

LE ROI.

Fondez-moi le Jupiter !

BENVENUTO.

Ah ! sire, vous me demandez l’impossible !

LE ROI.

Vous m’y avez habitué, Benvenuto ! Allons, pensez-y. – Il faut, moi, que je m’arrache d’ici. – Benvenuto, je suis content de vous, êtes-vous content de moi ?

BENVENUTO.

Je suis fier de me pouvoir dire, dans ce temps et devant l’avenir, l’ouvrier de votre majesté.

LE ROI.

Mon ouvrier, mon artiste et mon ami, Benvenuto, si ce titre ne vous paraît pas plus à dédaigner que les autres. N’oubliez pas que les portes du Louvre vous sont ouvertes à toute heure...

Le Roi et Mme d’Étampes sortent reconduits pur Benvenuto. Les Ouvriers viennent se grouper à la porte pour les regarder partir.

 

 

Scène VI

 

PAGOLO, seul, puis BENVENUTO, ASCANIO, SCOZZONE, LES OUVRIERS

 

PAGOLO, ouvrant le livre de dessins d’Ascanio.

Quel est donc ce papier que Mme d’Étampes a glissé là ? Ah ! je savais bien que c’était une lettre. Je suis un garçon économe et soigneux, moi, je ramasse et mets de côté tous les petits secrets qu’on laisse tomber, – parce que cela peut servir d’un jour à l’autre.

BENVENUTO, rentrant.

Allons, maintenant, les enfants, grand déménagement ! – Meubles, tapisseries, statues, les armes, les marteaux et les cuivres, – décrochez tout. Nous coucherons ce soir au Grand Nesle ! – Ah ! vive Dieu ! voilà un beau jour ! Depuis quarante ans que j’existe, je crois que je n’ai pas vu le pareil. C’est singulier, je suis heureux, mais là, sans mélange ! Le roi est venu me visiter et s’en est allé satisfait. Je suis aimé de ceux que j’aime. J’ai liberté, travail et santé, les trois grands biens du monde. Et je suis propriétaire ! D’un hôtel superbe, avec jardin et jeu de paume. Voyez : signé François. Ah ! mes braves compagnons ! ah ! mes chers enfants, il n’y a pas à dire, je suis au faîte de la joie. – Allez faire les paquets.

PAGOLO, bas à Benvenuto.

Maître, la duchesse d’Étampes a mis une lettre dans le carton d’Ascanio...

BENVENUTO.

Ah ! donne !...

À part.

J’ai piqué la vanité du malheur !

PAGOLO, à part, prenant la lettre.

Je la démolis toujours un peu ta joie !...

Haut, remettant la lettre.

Voici, maître !

BENVENUTO, à part.

Fuir le danger, c’est lui donner du champ...

Haut.

Ascanio ! tiens, mon ami, une lettre pour toi.

SCOZZONE, bas à Benvenuto.

J’ai lu ce matin cette lettre, voici ce qu’elle contient : « Ce soir, après le salut, sur la petite place déserte, derrière la chapelle des Augustins, et près la porte du Grand Nesle, Ascanio attendra deux femmes masquées. »

ASCANIO, à part, achevant de lire la lettre.

Et pas de signature. Quelle raison Mlle Colombe et dame Périne auraient-elles de se masquer ?

BENVENUTO.

Iras-tu, Ascanio ?

ASCANIO, étonné.

Comment ?

BENVENUTO.

Cette lettre, pour toi, c’est un rendez-vous d’amour.

ASCANIO.

Mais je n’en sais rien.

BENVENUTO, à Scozzone.

Pour moi, c’est un duel.

ASCANIO.

Cependant, c’est, je crois, une femme qui écrit.

BENVENUTO, à Scozzone.

C’est pour cela que le duel sera terrible !

ASCANIO.

Est-ce qu’il ne faut pas aller à ce rendez-vous, maître ?

BENVENUTO.

Au contraire, il faut y aller, Ascanio. Vas-y, pars.

ASCANIO.

J’irai, maître. Adieu, Scozzone...

Il sort.

BENVENUTO, décrochant son manteau.

Seulement, nous nous y trouverons ensemble...

Il sort derrière Ascanio.

 

 

Deuxième Tableau

 

L’ATTAQUE DE L’HÔTEL DE NESLE

 

La place du cloître des Augustins. À gauche de l’acteur au troisième plan, la porte de dernière de la chapelle des Augustins. Du même côté, au premier plan, la porte et l’hôtel du Petit Nesle défendus par un fossé. Au fond, la porte de Nesle et la Tour de Nesle. À droite, un parapet, la Seine, et par-delà, le vieux Louvre. Au lever du rideau les cloches sonnent le salut, et les paroissiens et paroissiennes traversent la place et montent à la chapelle.

 

 

Scène première

 

COLOMBE et PÉRINE, allant à l’église, ASCANIO marchant la toque à la main, à côté d’elle, UN PAUVRE

 

PÉRINE.

Comment avez-vous pu supposer, M. Ascanio, que nous vous ayons écrit ? Il y a trois ou quatre dimanches, vous m’avez obligeamment rapporté mon chapelet que j’avais laissé tomber. Depuis, vous avez obtenu de ce grand orfèvre, votre maître, de fabriquer cette châsse pour la tante de Colombe, Mme la supérieure des Ursulines. Vous vous dites de bonne famille, et vous semblez un jeune homme pieux et poli. Alors nous échangeons volontiers avec vous quelques mots, chaque dimanche ; vous nous donnez l’eau bénite à l’église ; vous vous asseyez au banc qui touche le nôtre, tout cela est fort bien. Mais Colombe, la fille unique de noble sire d’Estourville, prévôt de Paris, – Colombe que moi, Périne, j’ai maternellement et sévèrement élevée, – écrire ou faire écrire à un étranger, fi donc !

ASCANIO.

Excusez-moi, dame Périne ; pardonnez-moi, Mlle Colombe.

COLOMBE.

C’est quelque autre dame, monsieur, qui vous aura fait tenir ce billet.

ASCANIO.

Non ! une plaisanterie d’atelier, plutôt ! N’en parlons plus, de grâce ! – Savez-vous, mademoiselle, que je vais avoir la joie d’habiter tout près de vous. Le roi a donné, ce matin, à Benvenuto le Grand Nesle pour y établir ses ateliers.

COLOMBE, avec joie.

Se peut-il !...

Se reprenant.

Le Grand Nesle, en effet monsieur, n’est séparé du Petit Nesle que par une haie. C’est un charmant séjour, ce Nesle, vous verrez, tout varié d’arbres et de fleurs, de soleil et d’ombre...

PÉRINE.

Allons, demoiselle, dépêchons ! Le salut sera commencé.

COLOMBE, remontant vers l’église.

Vous n’allez donc pas tenir compte de cette lettre, monsieur ?

ASCANIO.

Mon Dieu ! maintenant je ne m’en soucie guère, et j’aurais presque envie de faire comme si je ne l’avais pas reçue.

LE PAUVRE, s’avançant.

La charité s’il vous plaît !

ASCANIO.

Ah ! le pauvre vieillard !

COLOMBE.

Comme il a l’air malheureux !...

Tous deux ont mis en même temps la main à leur escarcelle.

ASCANIO.

Pardon, mademoiselle ! Je m’imagine que mon humble aumône vaudrait bien davantage, si elle passait par vos mains. Voulez-vous la mettre avec la vôtre ?

COLOMBE.

Volontiers !...

Se ravisant.

Oh ! mais, monsieur, c’est peut-être mal d’accepter quelque chose de vous, – même pour donner.

ASCANIO.

Vous me refusez ?

COLOMBE.

Non, tenez, faisons un échange. Je vais donner pour vous votre aumône ; donnez pour moi la mienne.

ASCANIO.

Ah ! de grand cœur !

LE PAUVRE, pendant qu’ils échangent leurs aumônes.

Que le ciel paye en bonheur votre bonté, mon joli couple du bon Dieu !

PÉRINE.

Qu’est-ce que vous dites donc, brave homme !... Ces jeunes gens ne sont pas mariés !

LE PAUVRE.

Fiancés alors ?

PÉRINE.

Fiancés non plus ! par exemple !

LE PAUVRE, les regardant.

Quel dommage !...

Étendant sa main sur leurs mains qui se rencontrent dans l’aumône.

Mais, c’est égal, mes chers enfants de charité, je vous unirai dans mes bénédictions, et je vous marierai dans mes prières.

COLOMBE.

Ah ! je ne vous oublierai pas, bon père !

ASCANIO.

Ni moi ! Un pauvre, c’est comme la moitié d’un prêtre. Ô douce charité, tu es le nom divin de l’amour...

Ils entrent à la chapelle.

 

 

Scène II

 

D’ORBEC, D’ESTOURVILLE, puis BENVENUTO

 

D’ORBEC.

Mon très cher prévôt, tu livreras le Grand Nesle a cet orfèvre.

D’ESTOURVILLE, regardant Ascanio qui suit Colombe.

Quel est donc ce jeune homme qui a l’air de suivre ma fille à l’église ?...

À d’Orbec.

Tu disais ?...

D’ORBEC.

Que tu seras bien obligé de rendre le Grand Nesle.

D’ESTOURVILLE.

Jamais, d’Orbec.

D’ORBEC.

Dans le plus bref délai, d’Estourville. Comme secrétaire de la trésorerie, je viens d’en recevoir l’avis signé du roi.

D’ESTOURVILLE.

Le roi ! le roi est maître au Louvre, et le prévôt est maître au Nesle. Je m’y barricaderai, sang Dieu ! J’ai mes sergents de la douzaine, mes sergents à verge, mes sergents fieffés.

BENVENUTO, entrant, à part.

Ce doit être ici ; mais je dois être en avance d’une demi-heure.

D’ESTOURVILLE.

J’ai le guet, j’ai le sous-guet, j’ai le contre-guet.

BENVENUTO, s’avançant.

Auriez-vous aussi, monsieur, la bonté de me dire si c’est bien là le Grand Nesle ?

D’ESTOURVILLE.

Sans doute, monsieur...

À d’Orbec.

Qu’est-ce que cet homme ?

BENVENUTO.

Et voici la porte par où l’on entre, je suppose ?

D’ESTOURVILLE.

La parte est condamnée, monsieur.

BENVENUTO.

Ah ! tant pis ! j’aurais voulu visiter l’hôtel.

D’ESTOURVILLE.

On ne le visite pas, monsieur ; l’hôtel n’est pas habité.

BENVENUTO, du même ton.

Ah ! tant mieux ! je pourrai l’occuper plus tôt.

D’ESTOURVILLE.

Hein ? – Monsieur, est-ce que vous seriez ce Benvenuto Cellini, par hasard ?

BENVENUTO.

Pour vous servir. – Est-ce que par chance, j’aurais l’honneur de parler à M. le prévôt de Paris ?

D’ESTOURVILLE.

À lui-même.

BENVENUTO.

Ah ! messire, enchanté de faire votre connaissance ! Vous savez que je vais avoir le plaisir de devenir votre voisin, et que le roi a daigné m’octroyer en toute propriété le Grand Nesle.

D’ESTOURVILLE.

Je ne sais rien.

BENVENUTO.

C’est juste. Vous êtes payé, messire le prévôt, pour ne croire qu’aux pièces authentiques. Voici l’acte de donation signé du roi.

D’ESTOURVILLE.

C’est bien, monsieur, j’examinerai.

BENVENUTO.

À votre loisir, messire. – Beau bâtiment d’ailleurs, ce Nesle, autant que du dehors on peut en juger. C’est fort comme la mort ou comme l’amour, selon la parole de l’Écriture ! – Messire le prévôt, on vous renomme, je crois, pour amateur de beaux fruits.

D’ESTOURVILLE.

Oui.

BENVENUTO.

Vous vous promenez volontiers, me dit-on, le soir, sous les grands arbres.

D’ESTOURVILLE.

Oui.

BENVENUTO.

Enfin on m’assure que le jeu de paume est un de vos plaisirs favoris.

D’ESTOURVILLE.

Oui.

BENVENUTO.

Messire le prévôt, les espaliers, les ombrages et le jeu de paume du Grand Nesle sont toujours, comme par le passé, a votre disposition. – Mais, pardon, il faut que je me dérobe à votre affable entretien...

Fausse sortie.

Puisque je ne puis entrer au Grand Nesle, je vais en faire le tour extérieur. Il y en a pour un bon quart d’heure, n’est-ce pas ? Le mur va jusqu’au Pré-aux-Clers. Ah ! si parmi les jolies promeneuses je pouvais rencontrer une Hébé. Vous ne connaîtriez pas la déesse Hébé dans votre juridiction, messire le prévôt ? Mais je vois que j’importune votre seigneurie. Je vous laisse, – heureux de pouvoir bientôt me rapprocher d’un gentilhomme si plein d’aménité et de courtoisie.

 

 

Scène III

 

D’ORBEC, D’ESTOURVILLE

 

D’ESTOURVILLE.

L’insolent ! J’étouffe de rage ! L’ordre est sans réplique ! – D’Orbec, mon vieil ami, écoute : Tu connais ma fille Colombe ?

D’ORBEC.

Certes ! une adorable enfant !

D’ESTOURVILLE.

Tu as vingt fois parcouru le Grand Nesle.

D’ORBEC.

Un magnifique séjour !

D’ESTOURVILLE.

Eh bien ! mon bon d’Orbec, je me décide à te donner en mariage ma fille, avec le Grand Nesle pour dot !

D’ORBEC.

Avare !

D’ESTOURVILLE.

Ingrat !

D’ORBEC.

Ces compliments préliminaires échangés, raisonnons un peu ; car au fond nous nous aimons, n’est-ce pas, d’Estourville ?

D’ESTOURVILLE.

Comme deux complices, d’Orbec.

D’ORBEC.

Seulement, tu es un ami haineux, quoi !

D’ESTOURVILLE.

Et toi un associé envieux, voilà tout.

D’ORBEC.

Donc, raisonnons : Ta fille Colombe, mon cher, m’a de tout temps témoigné une antipathie particulière.

D’ESTOURVILLE.

Va, je t’imposerai.

D’ORBEC.

Oui, tu m’exposeras. N’importe ! ce serait mon affaire. Mais ce Grand Nesle, que tu m’offres si généreusement, tu vas bien être obligé, mon pauvre prévôt, d’en déguerpir tout à l’heure.

D’ESTOURVILLE.

Non, mille massacres ! Du bec et des ongles je le défendrai contre la rapacité de cet artisan !

D’ORBEC.

Fort bien ! Mais toi, d’Estourville, qui te défendra contre la colère du roi ?

D’ESTOURVILLE.

Qui ? Mme d’Étampes.

D’ORBEC.

Hé ! allons donc ! nous y voilà. Il n’y a de maître du roi que sa maîtresse. Seulement es-tu sûr de Mme d’Étampes ? c’est toute la question.

D’ESTOURVILLE.

Oui, je la tiens : elle me doit tant !

D’ORBEC.

C’est bien plutôt moi qui la tiens : je lui dois tout !

D’ESTOURVILLE.

Écoute deux brèves anecdotes. – Il y a un an, Mme d’Étampes commençait à se lasser de M. de Mauvert au moment où le roi commençait à s’en inquiéter. Une nuit que le Galaor sortait de l’hôtel d’Étampes un peu trop tard ou un peu trop tôt, quatre de mes hoquetons eurent soin de le prendre pour un voleur et le laissèrent mort sur la place.

D’ORBEC.

Oui, c’est une prévenance, cela !

D’ESTOURVILLE.

Il y a six mois le vicomte de Rungis devenait compromettant et le roi devenait jaloux. Si bien que sa majesté m’ordonna, à moi, prévôt de Paris, de surveiller l’Amadis. Mais j’eus la délicatesse de ne le convaincre que d’un complot avec les Espagnols, complot qui n’avait jamais existé, et depuis cc temps, nous oublions ce pauvre vicomte dans une basse-fosse du Châtelet. On se souvient de ces choses-là !

D’ORBEC.

On s’en souvient trop ! Mais en attendant, il y a une nouvelle fantaisie sous jeu, n’est-cc pas ?

D’ESTOURVILLE.

Ah ! tu sais cela !

D’ORBEC.

Le successeur de Mauvert et de Rungis est cette fois tout justement un élève de ce même Benvenuto.

D’ESTOURVILLE.

Tu sais cela aussi !

D’ORBEC.

À telles enseignes que Mme d’Étampes va venir ici tout à l’heure, sous le masque de velours, pour parler à ce jeune homme, et que tu es sorti, toi, pour parler à Mme d’Étampes, sous le masque de ton dévouement.

D’ESTOURVILLE.

Mais tu sais donc tout ? – Ah ! ça, pour être aussi bien informé que moi qui ai à mes ordres deux ou trois milliers d’oreilles et autant d’yeux espionnant tout le monde, – comment fais-tu, voyons ?

D’ORBEC.

Pardieu ! je t’espionne, toi !

D’ESTOURVILLE.

Oh ! tu es fort !

D’ORBEC.

Si fort que j’abats mon jeu, tu vois ! En deux mots veux-tu ma réponse à tes amicales propositions ! Si Mme d’Étampes t’aide contre le Benvenuto, oui. Sinon, non.

D’ESTOURVILLE.

Intrigant !

D’ORBEC.

Flatteur ! Mais trêve de coquetteries, voici du monde.

D’ESTOURVILLE.

La litière de Mme d’Étampes !

 

 

Scène IV

 

D’ORBEC, D’ESTOURVILLE, LA DUCHESSE, descendant de litière, masquée, puis SCOZZONE

 

D’ORBEC.

Vous pouvez avancer, Mme la duchesse, il n’y a là que vos deux âmes damnées.

LA DUCHESSE, ôtant son masque.

Toujours insinuant, comte. Bonjour. Bonjour, prévôt. Ah ! grand Dieu ! quel est cet air lugubre ?

D’ESTOURVILLE.

Hé ! Mme la duchesse connaît le singulier caprice de générosité auquel le roi a cédé ce matin en faveur de je ne sais quel serrurier italien. Mme la duchesse souffrira-t-elle que son plus zélé serviteur soit ruiné par la perte de ce superbe Grand Nesle ?

LA DUCHESSE.

Mais le Grand Nesle ne vous appartient pas, messire. Il appartient au roi, et le roi l’a donné tantôt à son orfèvre. Comment donc pourriez-vous garder cette propriété ?

D’ESTOURVILLE.

Mon Dieu ! madame, en battant et en tuant un peu le nouveau propriétaire.

LA DUCHESSE.

Hein ? Êtes-vous fou, d’Estourville ! Et que dirait le roi ?

D’ESTOURVILLE.

Rien, si Mme la duchesse  daignait parler pour moi.

LA DUCHESSE.

Ne l’espérez pas, messire ! Je n’ai encore aucune raison d’en vouloir à Benvenuto ! Toucher à un cheveu de sa tête, ce serait encourir, non-seulement la colère du roi, mais ma disgrâce...

Voyant entrer Scozzone.

Cela dit, laissez-nous. Nous avons besoin d’être seule.

D’ORBEC, bas à d’Estourville.

Ah ! mon pauvre prévôt, je crois que ta fille n’aura pas de dot...

Ils font quelques pas pour rentrer.

LA DUCHESSE.

Au fait, messire d’Estourville, ne vous éloignez pas, restez chez vous, à la portée de la voix, afin que nous puissions vous appeler au besoin.

D’ESTOURVILLE, s’inclinant.

Madame !...

À d’Orbec.

Je te dis qu’elle l’aura, sa dot...

Ils entrent dans l’hôtel.

 

 

Scène V

 

LA DUCHESSE, SCOZZONE, puis BENVENUTO et ASCANIO

 

Le crépuscule commence à se faire.

SCOZZONE.

Madame, ma sœur, je vous en supplie, il en est temps encore, remontez dans la litière et allez seulement faire un tour au Pré-aux-Clercs. Songez combien d’existences vous exposez ; la vôtre la première.

LA DUCHESSE.

Ah ! décidément, tu veux donc me tenter, toi ! D’ailleurs, il est trop tard, vois !...

Ascanio descend les marches de la chapelle. Benvenuto paraît au fond. Les deux femmes se masquent.

ASCANIO, à part.

S’il y a un danger dans ce rendez-vous, je ne puis pourtant pas avoir l’air de le fuir...

Haut en s’avançant.

Pardon, mesdames, serait-ce de l’une de vous que j’ai reçu cette lettre ?

LA DUCHESSE.

Oui, monsieur.

ASCANIO.

Alors, madame, daignez me dire ce qui m’a valu de vous une pareille faveur.

BENVENUTO, passant au milieu.

Attends, Ascanio ! Excusez-moi, madame. – Je me jette bien témérairement à la traverse d’une entrevue secrète. Mais la circonstance est si grave ! Madame, voulez-vous m’accorder la grâce de m’écouter une seule minute ?

LA DUCHESSE.

Mais, monsieur...

BENVENUTO.

Madame, ni Ascanio, ni moi, n’avons l’honneur de savoir qui vous êtes. Tu l’ignores, n’est-ce pas, Ascanio ?

ASCANIO.

Oui, jusqu’à présent, sur l’honneur !

BENVENUTO.

Quant à moi, vous me connaissez...

Mouvement de la Duchesse.

Vous ne me connaissez pas ? à votre gré ! Cependant, Ascanio vous dira que je suis son ami, son frère aîné, son père. – Oh ! ne souriez pas, madame, il n’est le fils que de mon âme ! – Mais je l’ai reçu tout petit des bras de sa ère mourante, de sa mère pour qui j’aurais donné ma vie ; je l’ai nourri, élevé, à vouloir, à vivre. Mon cœur enfin n’a que lui pour famille, pour espoir et pour existence. Dis si c’est vrai, Ascanio.

ASCANIO.

Oh ! oui, devant Dieu et devant ma mère, cher maître.

BENVENUTO.

Eh bien ! alors, quand je vois un danger, un danger réel et terrible sur lui, en même temps que sur vous, madame, c’est mon devoir, c’est mon droit d’essayer de le détourner, n’est-ce pas ? Pour cela, avant de lui parler seule, daignez m’entendre seul, madame.

LA DUCHESSE.

Mais, convenez que la demande est un peu étrange, monsieur.

BENVENUTO.

Étrange, insolente, insensée, si vous voulez. Je sauve ce que j’aime avec un peu de brutalité, soit. Cependant, j’aurais pu tromper Ascanio, l’écarter, le contraindre presque. Mais j’ai toujours été loyal vis-à-vis de lui ; il a toujours été libre vis-à-vis de moi. J’ai toujours traité mon enfant en homme. Aussi, ce n’est pas à lui que je m’adresse, madame, c’est à vous. Qu’il ne s’éloigne pas, qu’il revienne tout à l’heure, si vous le souhaitez. Mais il est nécessaire que je vous parle seul et avant lui. Vous ne me croyez pas ? Tu me crois, toi, Ascanio !

ASCANIO.

Je vous crois, maître, je vous respecte et je vous aime. Mais pour que je me retire, ne me faudrait-il pas au moins l’aveu de madame ?

BENVENUTO.

Madame !...

LA DUCHESSE.

Qu’il soit donc fait, monsieur, selon votre bizarre désir ; car, sur mon âme, je finis par être curieuse.

BENVENUTO.

Va, mon Ascanio. Tu sais qu’on se fie à moi.

ASCANIO.

Madame, je suis à deux pas...

À part.

J’aime bien mieux cela ! on aime mieux les poèmes que les préfaces !...

Il rentre dans l’église.

 

 

Scène VI

 

BENVENUTO, LA DUCHESSE, SCOZZONE

 

LA DUCHESSE.

Monsieur, je vous écoute.

BENVENUTO.

Madame, il est convenu que je ne vous connais pas. Je ne puis vous parler de vous, il faut bien que je vous parle de moi. Je suis un orfèvre florentin. Il y a trois mois je me suis réfugié d’Italie en France, après m’être évadé du château Saint-Ange par trois chutes effroyables du haut d’un escarpement de pierre d’un quart de lieue, – le poignet rompu, la jambe cassée, brisé de corps et d’âme, proscrit, ruiné, naufragé de toutes manières. Mais, en France, deux espérances, deux bonheurs m’ont tout-à-coup ranimé : un grand et puissant personnage voulait bien m’aider et me protéger, et je pouvais me donner et me dévouer à ce doux et charmant jeune homme. Vous comprenez, madame, un mourant se dit alors : Me voilà sauvé ! désormais quelqu’un me comprendra et quelqu’un m’aimera ; l’artiste et l’homme en moi seront contents, et j’ai enfin un peu d’air et d’horizon pour mon esprit et pour mon cœur. – Ah ! bien oui ! Savez-vous ce qui m’arrive ? Si je ne m’y oppose, demain mon protecteur peut être offensé mortellement par mon protégé, et mon protégé, à son tour, mortellement puni par mon protecteur. – Puis-je les trahir tous les deux ? puis-je manquer à ma reconnaissance et manquer à mon amitié ? puis-je laisser frapper à la fois les deux moitiés de mon cœur ? – C’est ce que je vous demande, madame !

LA DUCHESSE.

Est-ce que cela me regarde, monsieur ?

BENVENUTO.

Madame, je ne vous connais pas, c’est entendu. Cependant, ne m’obligez pas non plus à être trop clair. Vous avez déjà deviné qu’il y a une femme dans l’affaire ; une femme qui, ardemment et jalousement aimée par l’un des deux hommes dont je parle, semble s’être imprudemment et follement éprise de l’autre. Or, quand même je serais assez ingrat pour laisser blesser dans son amour et dans son honneur mon seigneur et mon hôte, pourrais-je souffrir que mon ami et mon enfant courût le risque d’être jeté dans quelque cachot de la Bastille ou du Châtelet ?

LA DUCHESSE.

Eh ! que m’importent, monsieur, vos scrupules ?

BENVENUTO.

Que vous importe ? Madame, madame, je ne veux toujours pas savoir votre nom ; mais soyez témoin que c’est vous qui me forcez de vous parler directement et ouvertement, et de vous dire : Je n’accuse pas la femme dont il est question ; mais, enfin, des deux derniers gentilshommes qui l’ont aimée, l’un est mort dans une embuscade, le second se meurt dans je ne sais quel cachot. Je passe les autres. L’amour de cette femme est donc fatal, la beauté de cette femme est mortelle ! – et cette femme, madame, c’est vous !

LA DUCHESSE.

Assez ! – Qui vous a donné le droit de vous jeter au travers de ma vie et de ma pensée ?

BENVENUTO.

Vous, madame, en vous jetant au travers de ma pensée et de ma vie.

LA DUCHESSE.

Est-ce la lutte alors ? et la question se réduit-elle à savoir qui sera le plus fort ?

BENVENUTO.

Qui que vous soyez, madame, je ne vous conseille pas d’en tenter l’épreuve avec moi.

LA DUCHESSE.

Fort bien ! vous me dénoncerez à ce maître redoutable qui m’aime !

BENVENUTO.

Non, madame ; mais à ce jeune homme timide que vous aimez.

LA DUCHESSE.

Oui, ce sera d’un homme, au moins. Mais chacun son champ de bataille ! Ce qui sera d’une femme, ce sera de vous perdre auprès de votre protecteur. On pourra voir qui aura le plus de chances, de sa maîtresse – ou de son orfèvre.

BENVENUTO.

Même dans ces termes, madame, croyez-vous que je reculerais devant le duel ? Vous auriez pour auxiliaires toutes les mauvaises passions, j’aurais toutes les grandes. Vous me combattriez à force de sourires, je me défendrais à coup de chefs-d’œuvre. Vous êtes belle et séduisante, mais je suis fécond et infatigable. Et sait-on, après tout, qui de l’artiste ou de l’amoureux finirait par l’emporter chez François Ier ?

LA DUCHESSE.

Ah ! vous nommez déjà le roi, monsieur ! prenez garde ! – Ne me découvrez pas trop ! Tant que vous ignorez qui je suis, c’est bien ! Mais faites-y attention ! si vous me reconnaissez, je vous connais. Me jeter mon nom, c’est me jeter votre gant. Mon nom prononcé, c’est ce masque arraché, c’est la guerre.

BENVENUTO.

Si vous ne la voulez pas, madame, renoncez à l’amour d’Ascanio !

LA DUCHESSE.

Non ! non !

BENVENUTO, faisant un pas vers elle.

Non ?

LA DUCHESSE.

Prenez garde à vous, signer Cellini !

BENVENUTO.

Je ne vous crains pas, duchesse d’Étampes !

 

 

Scène VII

 

BENVENUTO, LA DUCHESSE, SCOZZONE, D’ORBEC, D’ESTOURVILLE, puis ASCANIO, COLOMBE et PÉRINE

 

LA DUCHESSE, élevant la voix.

À moi, M. d’Estourville !...

D’Estourville de d’Orbec sortent du Nesle.

SCOZZONE, passant à côté de Benvenuto.

Ah ! maître, qu’avez-vous fait ?...

Ascanio sort de l’église, précédant Colombe et Périne, et accourt près de Benvenuto.

BENVENUTO.

Ascanio !...

Apercevant Colombe.

Oh ! la ravissante figure !

LA DUCHESSE, bas à d’Estourville.

Défendez le Grand Nesle, et comptez sur mon aide. Votre cause est désormais la mienne.

D’ESTOURVILLE.

Madame !...

À d’Orbec.

Maintenant je vais dire son fait à ce malotru, mon gendre.

D’ORBEC.

Va, moi, je reconduis madame, beau-père...

Il sort avec la Duchesse.

BENVENUTO, qui suit d’un regard ravi Colombe.

Je crois que j’ai courroucé Junon; mais, pardieu ! voilà que je trouve Hébé !

SCOZZONE, à part.

Quelle est donc cette jeune fille que Benvenuto regarde ainsi ?

BENVENUTO.

Tu connais cette jeune fille, Ascanio ?

ASCANIO.

C’est Mlle Colombe d’Estourville, la fille du prévôt de Paris.

BENVENUTO.

Sa fille ! Elle sera notre voisine !

D’ESTOURVILLE, revenant vers Benvenuto.

J’ai examiné votre acte de donation, monsieur...

Le jetant en morceaux à ses pieds.

Vous voyez, je ne l’ai pas trouvé très régulier...

Il passe.

Rentrez, ma fille !

BENVENUTO, lui montrant tour-à-tour le papier déchiré, puis Colombe.

Messire ! remerciez-la, elle vient tout simplement de vous sauver la vie !

D’ESTOURVILLE.

Allez ! M. le forgeron, mes arquebuses n’ont pas peur de vos marteaux...

Il rentre avec sa fille dans l’hôtel.

ASCANIO, à Benvenuto, qui semble absorbé.

Eh bien ! qu’avez-vous donc, maître ; le roi vous signera un autre brevet.

BENVENUTO, ramassant les morceaux de l’acte déchiré.

Non, je tiens à prouver à M. le prévôt que les morceaux du droit[1] sont toujours bons. – Eh ! justement, Ascanio, voici notre déménagement.

 

 

Scène VIII

 

LES MÊMES, PAGOLO, HERMANN, SIMON, tous les compagnons et apprentis de Benvenuto portant des outils, des armes, des ustensiles

 

Une charrette encombrée de meubles les suit.

BENVENUTO.

Halte, la caravane !

TOUS.

Le maître ! – Bonsoir, maître !

BENVENUTO.

Mes enfants, voilà le Nesle !

TOUS, avec joie.

Ah !

BENVENUTO.

Seulement, vous ne savez pas ? Le prévôt qui ne veut pas me le donner !...

Murmures.

HERMANN.

Eh bien ! maître, qu’est-ce que vous allez faire ?

BENVENUTO.

Ma foi, moi, j’ai bien envie de le prendre.

LES OUVRIERS.

Oui ! en avant ! bataille ! bataille !

BENVENUTO.

Vous êtes donc avec moi, mes bons compagnons ?

TOUS.

Oui ! tous ! tous !

BENVENUTO.

Alors, plaie et bosse !

TOUS.

Plaie et bosse !

BENVENUTO.

Armez-vous pour l’attaque !

TOUS.

Armons-nous pour l’attaque !

HERMANN.

Les marteaux sont des casse-têtes !

PAGOLO.

Et les plaques d’argent des cuirasses.

BENVENUTO.

Attendez ! Toi, Ascanio, aborde cette porte poliment, et si M. le prévôt ne veut pas l’ouvrir, avertis-le que nous allons l’enfoncer.

ASCANIO, allant frapper à la porte.

M. le prévôt ! M. le prévôt ! au nom du ciel ; je vous conjure d’ouvrir !...

Silence.

M. le prévôt ! une fois, voulez-vous ouvrir ? deux fois ?

D’ESTOURVILLE, paraissant au balcon.

Voici ma réponse !...

Il décharge son arquebuse sur les Ouvriers. Clameur unanime d’indignation et de colère.

BENVENUTO.

À la brèche et à l’escalade ! Cellini à la rescousse !...

TOUS.

Cellini à la rescousse !...

Au milieu des arquebusades, les compagnons s’élancent furieux, les marteaux et les haches d’armes au poing, sur la porte de l’hôtel.

 

 

ACTE II

 

 

Troisième Tableau

 

LE VASE BRISÉ

 

Salle d’attente à l’hôtel de la duchesse d’Étampes.

 

 

Scène première

 

LA DUCHESSE, SCOZZONE

 

SCOZZONE.

Ma sœur, madame, il s’agit de mon bonheur ; il s’agit aussi du vôtre, daignez m’entendre et m’aider.

LA DUCHESSE.

Il faut d’abord que je te gronde, Jeanne ; après quinze jours d’absence, tu reviens donc enfin au bercail, enfant prodigue.

SCOZZONE.

Quinze jours ! vous avez daigné les compter.

LA DUCHESSE.

Jeanne, ou dit que je ne suis pas très bonne, – et je sais que je ne suis pas très heureuse, – mais il restait pourtant quelque chose de doux dans mon sort et dans mon cœur ; c’est le souvenir du jour où notre père nous prit toutes petites sur ses genoux, et nous dit : « Mes enfants, vos mères, comme vos fortunes, sont différentes et presque ennemies, mais vous n’en êtes pas moins sœurs ; que celle qui sera riche protège celle qui sera pauvre, que celle qui sera pauvre console celle qui sera riche. » Je t’ai bien mal protégée, ma pauvre Jeanne ; ma seule excuse, c’est que je me suis encore plus mal protégée moi-même. Jeanne, tu es cependant la dernière lueur d’amitié et d’espoir qui éclaire mon âme, et quand tu me quittes, ma sœur, je me trouve tout-à-fait seule dans cette foule, et si je le perdais, je me trouverais tout-à-fait perdue dans ce monde.

SCOZZONE.

Je vous remercie de votre affection, madame. Mais pourquoi faut-il que vous détestiez l’homme que j’aime ?

LA DUCHESSE.

Benvenuto ! eh mais, puisque tu es malheureuse avec lui, et par lui !

SCOZZONE, vivement.

Je n’ai pas dit que j’étais malheureuse ; j’ai dit que j’étais jalouse : il aime une autre femme.

LA DUCHESSE.

Enfin, tu viens pour que je t’aide à tu venger de lui ?

SCOZZONE.

Je n’ai pas dit de lui ; j’ai dit de l’autre. C’est votre intérêt, d’ailleurs, autant que le mien.

LA DUCHESSE.

Mon intérêt ! Quelle est donc cette femme ?

SCOZZONE.

La fille du prévôt de Paris, Colombe d’Estourville. Depuis quinze jours que Benvenuto s’est emparé de force du Grand Nesle, il la voit chaque matin, par une fenêtre de son atelier particulier, qui donne sur les jardins du Petit Nesle.

LA DUCHESSE.

Mais je connais à peine cette jeune fille !

SCOZZONE.

Oh ! vous allez la connaître et la haïr autant que je la hais.

LA DUCHESSE.

Parle donc vite. Le roi est là, ce matin, et d’une minute à l’autre, il peut entrer pour me faire ses adieux avant de retourner au Louvre.

SCOZZONE.

Eh bien ! en guettant pour mon compte cette jeune fille, il s’est trouvé que je travaillais aussi pour vous. Car c’est là mon sort, maintenant ; épier, espionner ! Elle n’est pas aimée de Benvenuto seulement, cette Colombe d’amour.

LA DUCHESSE.

En vérité ! et de qui donc encore ?...

Bruit en dehors.

Mais, tiens, voilà le roi. Voyons, entre là ; tu me donnes ta matinée, au moins ?

SCOZZONE.

Oui, je tiens à vous achever mon histoire.

LA DUCHESSE.

C’est cela, après mes réceptions.

SCOZZONE.

Et, si je suis bien informée, je crois qu’après vos réceptions, l’histoire vous paraîtra plus intéressante encore...

Elle sort par la droite.

 

 

Scène II

 

LE ROI, LA DUCHESSE

 

LA DUCHESSE.

Eh bien ! sire, est-ce que vous me quittez toujours soucieux ?

LE ROI.

Madame, vous savez bien ce qui me préoccupe. Mon frère Charles-Quint m’a fait demander le libre passage à travers la France, pour aller châtier les Gantois révoltés. Nous lui avons donné notre parole de gentilhomme, – vous entendez ? notre parole de gentilhomme ! – qu’il sortirait sain et sauf de notre royaume. Sur cette solennelle promesse, l’empereur sera à Paris dans trois jours. Et, cependant, tous mes conseillers, tous mes ministres, et vous-même avec eux, – tous m’exhortent à profiter de l’occasion, à saisir cette revanche de ma prison de Madrid, et à retenir à mon tour Charles-Quint captif, jusqu’à ce qu’il m’ait restitué le Milanais. Tout le monde, enfin, veut que je sois petit, je me résigne. Mais du moins qu’il me soit permis d’être triste.

LA DUCHESSE.

Sire, nos ennuis sont bien différents. Votre majesté est soucieuse, parce qu’elle peut se venger de son ennemi ! Je suis mécontente, parce que je ne puis me venger du mien.

LE ROI.

Voilà qui me semble difficile à croire, madame. Être votre ennemi, c’est être puni déjà.

LA DUCHESSE.

Et, néanmoins, sire, il est un homme qui m’a déclaré une sorte de guerre, et qui a osé attaquer et maltraiter, il y a déjà de cela quinze jours, un de mes serviteurs et amis particuliers, M. d’Estourville. Il agissait avec votre autorisation, soit. Mais, sire, admettez-vous aussi qu’en ce qui me concerne, il n’eût pas dû s’excuser auprès de moi de sa hardiesse et me témoigner ne fût-ce que l’apparence d’un regret ?

LE ROI, souriant.

Non, je ne l’admets pas, mignonne !... Et pourtant, vous m’avez conseillé de me venger de mon ennemi, et je vous conseille, moi, et je vous conjure de pardonner au vôtre.

LA DUCHESSE.

De pardonner à Benvenuto ? Jamais !

LE ROI.

Attendez donc ! de lui pardonner, là, ce matin, tout à l’heure, à lui-même, qui viendra vous le demander, et qui vous offrira, pour rançon de son audace, un beau vase en argent repoussé.

LA DUCHESSE.

Benvenuto fera cela ?

LE ROI.

Il le fera, j’en réponds... Je lui ai parlé hier, j’ai sa promesse. Ah ! j’ai eu quelque peine à la lui arracher, j’en conviens. J’ai presque ordonné, et j’ai presque supplié. Mais vous allez le voir ici dans l’instant... Il est sans doute arrivé déjà. Allons, vous savez combien je tiens à mes artistes... Ma belle duchesse, voyons, pardonnez-vous à qui me plaît, vous que j’aime ?

LA DUCHESSE.

Sire, je me méfie un peu, à vrai dire, de ce Florentin. Mais, écoutez : Je vais le recevoir. Si je suis contente de lui, je serai désormais pour lui avec vous. Si j’en suis mécontente, vous serez contre lui avec moi.

LE ROI.

C’est convenu, foi de gentilhomme ! Ah ! s’il vous offense encore, je m’engage à le bannir, – non pas de France, diantre ! – mais du Louvre et de ma présence. – Cependant, voilà que le soleil monte, et qu’il faut que je vous quitte, ma bien-aimée... Il y a conseil ce matin. Hélas ! je vais tacher de me faire habile ; vous êtes bien heureuse, vous, de n’avoir qu’à être belle ! Ne vous dérangez pas, j’ai là mon page. Adieu...

Il sort.

LA DUCHESSE.

Adieu, sire...

Elle frappe sur un timbre.

Berthe !

BERTHE, entrant.

Mme la duchesse m’a appelée ?

LA DUCHESSE, vivement.

Qui est là dans l’antichambre, Berthe ?

BERTHE.

Mais d’abord, l’orfèvre du roi, madame ; Benvenuto Cellini, porteur d’un magnifique vase.

LA DUCHESSE, à elle-même, radieuse.

Ah ! c’est donc vrai ! Enfin, le fier artiste s’humilie ! le terrible lion s’apprivoise ! – Est-ce qu’il ya encore la d’autres personnes, Berthe ?

BERTHE.

Messire le prévôt et M. le comte d’Orbec, madame.

LA DUCHESSE.

Introduisez messieurs d’Estourville et d’Orbec.

BERTHE.

Est-ce que je n’ai pas dit à Mme la duchesse que Benvenuto était arrivé le premier ?... Il attend depuis près d’une heure.

LA DUCHESSE.

Ah ! eh bien ! tant mieux ! Allez donc !

Berthe sort.

 

 

Scène III

 

LA DUCHESSE, D’ORBEC, D’ESTOURVILLE

 

BERTHE, annonçant.

Messire le prévôt de Paris. M. le comte d’Orbec...

D’Estourville et d’Orbec entrent en saluant la Duchesse.

LA DUCHESSE.

Bonjour, comte. Bonjour, prévôt.

D’ESTOURVILLE.

Mme la duchesse, savez-vous bien qui nous venons de voir, en passant, dans votre antichambre ? Votre ennemi et le nôtre, madame, – Benvenuto Cellini !

LA DUCHESSE.

Oui, je sais cela. Après ?

D’ESTOURVILLE.

Après ! mais, madame...

D’ORBEC, l’interrompant.

Laisse-moi dire. – Mme la duchesse, le jour où ce pauvre prévôt s’est fait si malheureusement battre par ce damné ciseleur, j’ai eu l’honneur de vous dire que l’adresse pouvait toujours réparer les bévues du courage. Mon plan était fait : j’épousais la fille de d’Estourville.

LA DUCHESSE.

Votre fille Colombe, je crois, prévôt ?

D’ORBEC.

Oui, madame. À l’occasion de ce mariage, et avec l’appui de Mme la duchesse, j’obtenais de sa majesté l’intendance des châteaux royaux, vacante depuis un mois.

D’ESTOURVILLE.

Laquelle lui donnait le droit de choisir un logement à son gré dans les hôtels du roi ; il choisissait naturellement le Grand Nesle, voisin de l’habitation de son beau-père.

D’ORBEC.

Et nous avions, cette fois, tout pouvoir pour faire déguerpir le Benvenuto, car nous étions, à notre tour, soutenus par l’autorité royale.

LA DUCHESSE.

D’autant plus efficacement, que vous présentiez sans doute votre femme au Louvre, comte ! Le prévôt m’a amené une fois sa fille ; elle est belle à ravir, votre fiancée. Et si j’étais prudente, j’y regarderais à deux fois avant de faire ma protégée de celle qui pourrait bien devenir ma rivale.

D’ORBEC.

Oh ! madame, soyez assurée que la comtesse d’Orbec ne sera jamais, quoi qu’il advienne, que votre alliée et votre servante.

LA DUCHESSE, le regardant.

Mon alliée ! Oh ! mais, c’est très fort, ce que vous dites là, comte, et savez-vous qu’avec un tel esprit de conduite, vous pouvez aller loin sons François Ier, notre roi – très païen.

D’ESTOURVILLE, à part.

Qu’est-ce qu’ils finassent donc là ?...

Haut.

En attendant, depuis deux semaines, Mme la duchesse ne nous dit toujours pas...

D’ORBEC, l’interrompant.

Si, malgré une royale influence qu’il est aisé de deviner, elle daigne se prêter encore à notre petit projet.

D’ESTOURVILLE.

Et ce Benvenuto est là, dans l’antichambre !

LA DUCHESSE.

Où il doit bien maugréer, n’est-ce pas ! Il y fait pénitence, messieurs. Dame ! on se venge à coups d’épingle comme à coups d’épée ! Et si cet orgueil qui résistait à des papes et à des rois s’humilie devant mon caprice, et subit jusqu’au bout cette dure épreuve, voyons, pourrai-je tenir rigueur à tant de soumission ? Mais, qu’est cela ? Ces éclats de voix, ce fracas !...

D’ESTOURVILLE.

C’est peut-être le damné qui jure un peu dans son enfer !

D’ORBEC.

Alors, il serait sans doute temps de le faire passer en purgatoire.

LA DUCHESSE.

Vous avez, je crois, raison, d’Orbec...

À Berthe qui rentre.

Bien ! bien ! je comprends. C’est Benvenuto qui s’ennuie. Nous nous mettons à sa place : il doit horriblement souffrir ! Il n’est pas habitué à de pareilles factions, lui pour qui le Louvre est toujours ouvert, et le roi toujours visible. Allons, messieurs, venez achever cet entretien dans mon oratoire...

À Berthe.

Faites entrer Benvenuto, et dites-lui que je suis à lui, – tout à l’heure...

Elle sort, suivie de d’Orbec et de d’Estourville.

 

 

Scène IV

 

BENVENUTO, ASCANIO, introduits par BERTHE

 

BENVENUTO.

Enfin, c’est bien heureux !... Viens, Ascanio, viens, mon enfant, assieds-toi. C’est surtout pour toi que je souffrais.

BERTHE.

Monsieur, Mme la duchesse sera à vous, – tout à l’heure...

Elle sort.

BENVENUTO, se promenant avec agitation.

Tout à l’heure ! tout à l’heure ! Il y a deux heures que nous attendons...

Allant et venant de long en large.

Mais il faut espérer que la duchesse ne le sait pas. J’ai peut-être quelque chose à réparer envers elle, je l’avoue. J’ai cru d’abord n’avoir affaire qu’à un caprice, et j’ai été dur et cruel pour la femme. Mais elle envoie chaque jour en secret savoir de tes nouvelles, Ascanio ; nous pourrions bien avoir affaire à une passion, et une passion, cela fait beaucoup souffrir ! De plus, cette femme, un peu impertinente et un peu vaine sans doute, tient cependant par le cœur ce bon et généreux roi qui me comprend et qui m’aime. Il me l’a franchement avoué hier, et moi, qui de ma vie n’ai cédé ni à pape, ni à diable, j’ai été touché ; j’ai promis de venir ici ce matin, et m’y voici ;

Avec un dépit concentré.

mais j’aime à croire que Mme d’Étampes ne se doute pas de ce qu’elle me fait endurer.

ASCANIO.

Mon cher maître, au nom du ciel, soyez calme.

BENVENUTO.

Moi, je suis calme, très calme ! Je n’ai d’inquiétude que sur toi, mon enfant. Tu as voulu m’accompagner, et c’était probablement, en effet, le plus habile parti... Quand j’aurai donné ce vase et tiré ma révérence à la duchesse, je prétexte une affaire pour te laisser seul avec elle. Tu lui montreras le dessin de son lys. Il est bien convenu que tu ne soupçonnes rien de son amour pour toi. Seulement, et par manière de dialogue, tu lui confies respectueusement que tu aimes quelqu’un, et que ce n’est pas elle.

ASCANIO, à part.

Et ce sera plus vrai que vous ne le pensez, cher maître !

BENVENUTO.

La duchesse est vaine, elle est fière ; cette fausse rivalité réveille chez elle un orgueil qui te perd dans son cœur, mais qui nous sauve d’elle et de son pouvoir sur le roi. – Sans compter que je me venge un peu de ce mauvais quart-d’heure qu’elle me fait passer ici...

Frappant crescendo sur la table.

car je commence, – mordieu ! – à perdre patience, et à penser qu’elle le fait exprès !

ASCANIO.

Oh ! non, non, c’est impossible...

Berthe paraît.

Voici qu’on vient.

BENVENUTO, à Berthe.

Eh bien ! mon enfant, et votre maîtresse ?

BERTHE.

Elle est en train de congédier messieurs d’Orbec et d’Estourville, et ensuite...

BENVENUTO.

Et ensuite, elle viendra ici, n’est-ce pas ?

BERTHE.

Ensuite, elle se mettra à sa toilette, monsieur.

BENVENUTO.

À sa toilette ? Ah ! vraiment ! Et dure-t-elle longtemps, sa toilette ?

BERTHE.

Oh ! une petite heure tout au plus.

BENVENUTO.

Vous dites, mon enfant ?

BERTHE.

Je dis une petite heure.

BENVENUTO, les dents serrées de colère.

C’est donc réellement une insulte qu’on m’a voulu faire, hein ? 

BERTHE, troublée.

Monsieur !

ASCANIO.

Mon cher maître !

BENVENUTO.

Tais-toi !...

À Berthe.

Avez-vous jamais entendu rugir un lion, ma bonne petite ?

BERTHE, tremblante.

Monsieur !... mais, monsieur !...

BENVENUTO.

Non ? eh bien ! écoutez ! Allez dire à votre maîtresse qu’elle a commis une grossière et stupide méprise : que Benvenuto Cellini est un libre et fier artiste et non un laquais, on même un marchand ; qu’on a vu vendre souvent le plaisir et ses sourires, mais que rien, rien au monde ne saurait payer le talent et ses douleurs, et que si elle a entendu parler de ces femmes qui prostituent leur beauté, je ne suis pas, moi, de ces hommes qui prostituent leur génie...

Rires dans l’oratoire, Benvenuto bondit vers la porte.

ASCANIO, l’arrêtant.

Maître !

BENVENUTO.

Ah ! railler, outrager, détruire, seule puissance du méchant ! Défaire, jeu cruel et facile !...

La Duchesse apparaît pâle et frémissante sur te seuil de l’oratoire, d’Estourville et d’Orbec derrière elle.

Mon enfant, dites encore ceci à votre maîtresse : que je lui avais apporté un présent – ce vase – rêvé, conçu, caressé pendant six mois, travaillé, ciselé, brodé, pendant six autres, et qu’aujourd’hui, plutôt que de le lui donner à cette insultante créature, j’écrase et je broie, en une seconde, sous mon talon...

Il le brise sous ses pieds et le tendant à Berthe.

Tenez, la fille, prenez ! vous avez eu la peine de m’annoncer deux ou trois fois, prenez ce morceau d’argent, vous dis-je ! il vaut maintenant dix écus. – Allons, viens, Ascanio, sortons ; viens !

ASCANIO.

Maître, plus que jamais, il me reste ici quelque chose à faire.

BENVENUTO.

Comme tu voudras...

Regardant du côté de la Duchesse.

Même absent, je réponds que personne ne me vaincra dans ton cœur.

LA DUCHESSE, à part.

Nous verrons bien !

BENVENUTO, aux valets accourus au bruit.

Faites place, vous autres !...

Il sort.

LA DUCHESSE, à d’Orbec et à d’Estourville.

Allez, messieurs, vous saurez ma détermination avant une heure...

Ils saluent et sortent.

 

 

Scène V

 

LA DUCHESSE, ASCANIO

 

LA DUCHESSE.

Vous êtes resté, M. Ascanio... Si c’est pour voir de quel exemplaire châtiment je sais frapper qui m’outrage, vous allez être satisfait. Je n’ai qu’un mot à écrire au roi.

ASCANIO.

Ah ! madame, réfléchissez que, par cette longue et dure attente, vous nous aviez comme provoqués la première.

LA DUCHESSE.

Sur ma vie ! Ascanio, j’ignorais que vous fussiez avec votre maître ! – Écoutez, voulez-vous que je ne tire de Benvenuto qu’une vengeance sans péril ? Il faut alors que vous m’y aidiez.

ASCANIO.

Moi, madame !

LA DUCHESSE.

Oui, vous. Je veux lui susciter un rival dans son art.

ASCANIO.

Ce sera difficile, madame.

LA DUCHESSE.

Non, car ce rival, c’est son élève, c’est vous.

ASCANIO.

Moi ?...

Allant prendre son livre de dessins qu’il a déposé sur une table.

Mme la duchesse, la dernière fois que j’ai eu l’honneur de vous voir, vous avez bien voulu parler de me commander un lys de diamants pour votre parure. Je n’ai pu en terminer le dessin que ce matin. Le voici. Je pourrai peut-être l’exécuter à votre souhait. Mais, en vérité, c’est là, madame, que s’arrête tout mon talent.

LA DUCHESSE, examinant le dessin.

Il est charmant, Ascanio, votre dessin. Je crois bien, qu’il faut me l’exécuter ! Tenez, j’ai dans cette cassette, des perles et des diamants. Est-ce là ce qu’il vous faut ? voyez, y en a-t-il assez ?

ASCANIO.

Madame, il y en a plus qu’il n’est nécessaire.

LA DUCHESSE.

C’est bien, vous me remettrez le reste.

ASCANIO.

Oh ! me voilà ravi comme un page à qui l’on confie sa première épée !

LA DUCHESSE.

Bon ! ce n’est qu’un commencement. Je vous trouve trop modeste, Ascanio. Après tout, vous n’avez pas besoin de faire des statues et des colosses pour être un précieux orfèvre et un délicat artiste. Vous pourrez, quand vous le voudrez, remplacer votre Benvenuto, vous dis-je.

ASCANIO.

Madame...

LA DUCHESSE.

Ce n’est rien encore ! Ah ! c’est mon caprice aujourd’hui de vous éblouir et de vous tenter. Ascanio, Apprenez un grand secret : l’empereur Charles-Quint, qui vient d’entrer en France, n’en sortira ,je l’ai résolu, qu’après avoir érigé en royaume le Milanais pour le second fils de François Ier, Charles d’Orléans, un enfant que je protège et que je mène. Or, sous le nom de Charles, c’est moi qui règnerais là-bas, dans votre belle Italie, et sous mon nom, si cela vous plaisait, Ascanio, vous pourriez, vous, être un jour le vrai prince et le vrai maître, disposer du pouvoir et de la richesse, patronner Cellini lui-même, faire fleurir l’art, conquérir l’avenir. Est-ce là un assez beau rêve, une assez grande destinée ? Allons ! que je vous voie un peu ambitieux, enfin !

ASCANIO.

Ambitieux, madame ? je le suis trop ! Je le suis trop en amour du moins.

LA DUCHESSE, émue.

Que voulez-sous dire ?

ASCANIO.

J’aime, madame, quelqu’un de si haut placé au-dessus de moi que nous ne pourrons jamais nous rencontrer dans le même chemin.

LA DUCHESSE.

Ah ! qui est-ce, Ascanio ? Parlez. M’avez-vous comprise ? Avez-vous compris, dans nos quelques heures d’entretien, tout ce que le luxe et le pouvoir cachaient en moi de tristesse et d’ennui ? Avez-vous compris qu’à mes yeux, un cœur poétique et généreux comme le vôtre valait mieux que tout, splendeurs et grandeurs, mieux que la puissance d’une reine, mieux que l’amour d’un roi ? – Vous voyez bien que vous pouvez me dire qui vous aimez, Ascanio.

ASCANIO.

Qui j’aime, madame ? Une jeune fille. Une jeune fille de seize ans. Pure et belle, voilà pour mon adoration ; riche et noble, voilà pour mon désespoir.

LA DUCHESSE.

Ah ! – vraiment ! – et qui est cette – jeune fille ?

ASCANIO.

Je n’ai dit son nom à personne, pas même à mon maître, madame ! il n’est su que de Dieu et de ma mère qui est morte.

LA DUCHESSE.

Et – cette jeune fille – vous aime ?

ASCANIO.

Comment aurais-je seulement osé le lui demander, madame ?

LA DUCHESSE, vivement.

Elle ne s’est pas aperçue de votre amour ; elle ne vous aime pas ! Comment donc avez-vous le cœur fait, Ascanio, pour aimer une enfant ignorante et vaine ?

ASCANIO.

J’ai le cœur ombrageux et exigeant, madame. J’aime cette enfant, je vous l’ai dit, parce qu’elle est candide et pure, et parce que je suis jaloux du passé et jaloux de l’avenir de ce que j’aime.

LA DUCHESSE.

Vous êtes injuste et cruel, Ascanio !... Qui donc est maître de son passé ?

ASCANIO.

Je suis sûr du sien !

LA DUCHESSE.

Qui peut même répondre de son avenir ?

ASCANIO.

Elle ! un ange de pudeur et de chasteté.

LA DUCHESSE.

En vérité !...

À part.

Ah ! lui aussi, il veut doubler mon amour de ma haine !...

Haut.

M. Ascanio, il y aura, dans trois ou quatre jours, fête au Louvre pour la réception de l’empereur. Est-ce que mon lys de pierreries pourra être achevé pour le bal ?

ASCANIO.

En passant les nuits, oui, madame.

LA DUCHESSE.

Eh bien ! vous me l’apporterez vous-même, au Louvre, à cette fête. Et nous pourrons voir alors lequel vaut mieux – du lys des jardins dont rien ne ternit d’abord la blancheur, mais que deux ou trois soleils flétrissent, – ou du lys de diamants qui, même froissé, même souillé, est toujours sûr de garder sa valeur et son éclat.

ASCANIO.

Grand Dieu ! madame, que voulez-vous faire ?

LA DUCHESSE.

Vous verrez...

À part.

Maintenant, il faut à tout prix que d’ici là, je sache le nom de cette jeune fille.

 

 

Scène VI

 

LA DUCHESSE, ASCANIO, SCOZZONE, qui entre silencieusement et grave

 

SCOZZONE, bas à la Duchesse.

Je le sais, madame ! C’est la fin de mon histoire.

LA DUCHESSE.

Ô ma bonne sœur ! Cette jeune fille s’appelle ?

SCOZZONE.

Colombe d’Estourville.

LA DUCHESSE.

Ah ! tu as raison !...

À part.

Le maître et l’élève sont donc rivaux !...

Haut.

Au revoir, M. Ascanio, dans quatre ou cinq jours, au Louvre. En ce moment, j’ai deux lettres à écrire : l’une au roi pour l’informer de l’injure nouvelle de Benvenuto Cellini, l’autre à votre voisin messire d’Estourville, pour l’avertir que sa majesté et moi, nous donnons notre consentement au prochain mariage de sa fille Colombe avec M. le comte d’Orbec.

ASCANIO.

Ah ! perdus ! Benvenuto pourra-t-il nous sauver ?

 

 

Quatrième Tableau

 

BENVENUTO FAIT LA STATUE D’HÉBÉ

 

L’atelier de sculpteur de Benvenuto, au Grand Nesle. Armatures, sellettes, ébauches, plâtres. Le fond de la pièce est éclairé par une large ouverture donnant sur une terrasse du Petit Nesle (praticable).

 

 

Scène première

 

PAGOLO, HERMANN, SIMON et autres OUVRIERS occupés à monter une châsse, BENVENUTO, au fond, regardant dans les jardins

 

PAGOLO, dans la châsse.

Enfin ! la voilà tout à l’heure achevée cette châsse des Ursulines. Encore un tour de vis, et la serrure à secret sera posée !

BENVENUTO, à part.

J’ai perdu trop de temps chez cette femme ! L’heure de la promenade de Colombe est passée !

PAGOLO.

Ah ! ça, prends garde, Hermann ! ne va pas laisser tomber le couvercle. C’est qu’une fois là-dessous, je ne serais pas bien sûr d’y respirer longtemps.

HERMANN, riant avec largeur.

Ho ! ho ! il a peur qu’un ne fasse de lui une relique !

BENVENUTO, à part.

Je ne t’aperçois pas ! Est-ce que mon soleil ne se lèvera pas aujourd’hui ?

PAGOLO, sortant de la châsse.

Quel superbe travail !

SIMON.

C’est surtout ce bel ange de la prière que j’admire. Ascanio n’a eu nulle part plus de grâce et de mélancolie.

PAGOLO.

Vous trouvez ?

HERMANN.

Celui-là qui dira non, je l’aplatis sur cette enclume-ci avec ce marteau-là...

Il frappe de son poing fermé sur l’autre poing.

PAGOLO.

Oh ! je ne nie point qu’il ne soit assez gentil, son petit bonhomme ! un peu mou de dessin, par exemple !

SIMON.

Comment !

HERMANN, exaspéré.

Qu’est-ce qu’il a dit ?

BENVENUTO.

Taisez-vous donc, braillards !...

Apercevant Colombe et à part.

Ô fortune ! la voilà !...

Aux Ouvriers.

Mes amis, c’est l’heure où le sculpteur me repose de l’orfèvre...

Ils sortent. À Pagolo qui s’est remis au travail avec acharnement.

Holà, Pagolo, pas tant de zèle ! Si tu cherches le saint Georges vainqueur sorti tout armé de ton cerveau, j’en ai fait le démon grotesque qui grince là, en bas.

PAGOLO, à part.

Aïe ! – Mais grincera bien qui grincera le dernier !

BENVENUTO.

Va-t’en et veille à ce que personne ne me dérange. Personne, tu entends ?

PAGOLO.

Oh ! soyez tranquille, mon bon maître !...

À part.

Je vais commencer par lui dépêcher quelqu’un que je suis bien. Et grincera bien qui...

Il sort.

 

 

Scène II

 

BENVENUTO, seul, suivant du regard Colombe qui passe dans les jardins du fond

 

Colombe ! Dieu me l’envoie encore une fois, cette vision céleste ! Quelle joie de la contempler ! belle et jolie, pensive, la tête inclinée, un volume dans ses mains tombantes. Mais elle ne lit pas le livre, elle a plutôt l’air d’épeler son cœur ! Oh ! la voilà dans une attitude charmante ! Si je pouvais la saisir et l’ébaucher ainsi ! Oui, c’et cela, vite, vite...

Il prend l’ébauchoir et la glaise.

Elle passe et repasse, et j’aurai le temps de fixer, sinon les traits, au moins le mouvement. Mais c’est que c’est tout-à-fait mon rêve de l’Hébé ! Le voilà vivant et céleste, idéal et réel ! Il n’y a qu’à remplacer le livre par une amphore, et c’est Hébé descendue de l’Olympe, Hébé que je vais forcer à venir là, près de moi, sous mes yeux, à la portée de mon cœur !...

Modelant[2].

Ah ! grand poltron ! tu trembles devant cette jeune fille et depuis quinze jours tu n’as pas seulement osé lui adresser la parole. Mais, par bonheur, vieux patricien, tu es plus familier avec l’ébauchoir et plus hardi avec l’argile !...

Se retournant au bruit de Scozzone qui entre.

Ah ! tête et sang ! voilà déjà que l’on me dérange !

 

 

Scène III

 

BENVENUTO, SCOZZONE

 

BENVENUTO, avec impatience.

C’est loi, Scozzone ? que veux-tu ? d’où viens-tu ?

SCOZZONE.

Je viens de chez Mme d’Étampes, Benvenuto.

BENVENUTO.

Ah ! j’en arrive aussi, moi... Je l’ai bien arrangée, ta duchesse ! Mais que viens-tu faire ici ?

SCOZZONE, montrant les premières lignes qu’il ébauche.

Qu’est-ce que vous allez faire là, vous ?

BENVENUTO, toujours modelant.

C’est une esquisse de mon Hébé. Après ? Ne savais-tu pas que je faisais une Hébé ?

SCOZZONE, poussant bruyamment un tabouret et venant s’asseoir aux pieds de Benvenuto.

C’est juste, mais vous disiez que ce type introuvable, vous le cherchiez toujours. Il paraît que vous l’avez enfin trouvé. C’est à merveille ! Je vous en félicite. Rien, selon vous, d’assez suave, d’assez frais, d’assez pur, au monde, n’approchait de ce songe de vos nuits et de vos jours.

BENVENUTO, avec impatience.

Ô mon Dieu ! mon Dieu ! mon Dieu !

SCOZZONE.

Quant à moi, il était bien entendu que je n’avais ni la grâce, ni la jeunesse qu’il fallait. C’est tout simple ! On n’est pas artiste et grand artiste pour prendre ce qu’on a si près, à soi, sous la main. On s’inquiète, on va, on fait des invocations, des vers, que sais-je ! Si bien qu’un jour Hébé apparaît, sous une forme humaine, à son adorateur, et daigne venir poser elle-même, complaisante et souriante devant lui. Ah ! je suis impatiente de la voir, cette sublime déesse ! J’ai bien le droit d’être curieuse ; – moi qui ne suis qu’une femme.

BENVENUTO.

Tu n’es pas seulement curieuse, Scozzone, tu es jalouse.

SCOZZONE, éclatant.

Vous êtes amoureux, vous !

BENVENUTO.

Eh bien ! quant cela serait ! Vous ai-je trompée, Scozzone ? Le jour où vous êtes venue à moi, ne vous ai-je pas loyalement avertie ? Ne vous ai-je pas dit quelle affection je pouvais vous donner ? Aujourd’hui, vous venez m’épier, m’interroger, me gêner. De quel droit ?

SCOZZONE.

De quel droit ! Vous m’avez dit d’avance, c’est vrai, comment vous m’aimeriez. Mais vous m’avez laissé vous aimer. Et puis, vous juriez que votre âme était prise tout entière par votre art et par le souvenir d’une morte. Il paraît qu’il restait encore une place dans ce cœur si plein.

BENVENUTO.

Scozzone ! Scozzone ! ne m’irritez pas ! Vous êtes injuste ! j’ai tenu envers vous toutes mes promesses. C’est vous qui oubliez les vôtres... – Ah ! cette terre est détrempée ! – On ne peut donc pas travailler tranquille !

SCOZZONE.

C’est bon ! je comprends. Je vous laisse. Mais vous n’êtes pas quitte, Benvenuto !

BENVENUTO.

Écoutez, Scozzone, je ne vous conseille pas d’être mauvaise et volontaire avec moi, car, en fait d’âpreté, vous pourriez bien avoir trouvé votre maître.

SCOZZONE.

En vérité ? Parce que vous êtes fort et que je parais faible, n’est-il pas vrai ? Je ne vous dis plus qu’un mot : Ne vous y fiez pas !

BENVENUTO.

Des menaces ! Prends garde à toi, Scozzone !

SCOZZONE.

Prends garde à celle que tu aimes, Benvenuto !...

Elle sort toute sombre et courroucée.

 

 

Scène IV

 

BENVENUTO, seul, toujours modelant

 

La pauvre âme ! elle souffre. Mais je n’aurai pas la cruauté d’avoir de la compassion. Ô triste joie humaine, toujours faite de la douleur d’autrui ! Pourtant – ce n’est pas ma faute – je ne peux m’empêcher d’être heureux en ce moment. Je sens tressaillir déjà dans ces masses difformes, ma statue et mon amour, mon désir et mon idée, la femme et la déesse. Ah !quelle ivresse ! réaliser ce qu’ou rêve, créer ce qu’on adore ! – Chaste vierge, qui t’eu vas rêveuse par ces jardins, tu ne te doutes guère que dans cette minute, tu es à moi, ma Colombe-Hébé ! – Oh ! je t’aime, et je t’envoie mon âme dans ce baiser ! – Eh bien ! eh bien ! Benvenuto, tes cheveux grisonnent, et tu te conduis en enfant et tu aimes une enfant ! Entre nous, es-tu dans ton droit de battre, vieux cœur ? Es-tu dans ta raison ? Qui te le dira ?

 

 

Scène V

 

BENVENUTO, ASCANIO

 

ASCANIO, sans voir d’abord Benvenuto.

Ah ! depuis une heure, depuis que je sais cette fatale nouvelle, j’ai vainement cherche à voir Colombe. Elle est dans les jardins, sans doute. Mais c’est Benvenuto seul qui peut nous sauver. – Le voici ! – Maître ! Benvenuto ! Il ne m’entend pas, il ne m’aperçoit pas. Jamais je ne l’ai vu plus ardent et plus absorbé dans son travail et dans son inspiration ! Saint travail, inspiration bénie qui est sa force et qui sera notre salut ! Il est tout entier à la sculpture, lui ! Ah ! je ne sais pas pourtant s’il faut l’envier ou s’il faut le plaindre.

BENVENUTO.

Ascanio ! Tu étais là, mon enfant ?

ASCANIO.

Je vous dérange ?

BENVENUTO.

Toi ! tu ne me déranges jamais ! – Tiens, cherche un peu là, dans la boîte aux amphores. Donne-m’en une, la plus petite.

ASCANIO.

Voici, maître.

BENVENUTO.

Eh bien ! et la duchesse ?

ASCANIO.

Maître, vous me paraissez si fort occupé !

BENVENUTO.

Au contraire. Tu n’es jamais venu plus à propos. Ma pensée rappelait. J’ai une confidence à te faire, ami.

ASCANIO.

Au sujet de cette entrevue avec Mme d’Étampes, je venais aussi vous en faire une, maître.

BENVENUTO.

J’ai un service à te demander.

ASCANIO.

Je venais aussi en réclamer un de vous.

BENVENUTO.

Tant mieux, mon enfant ! Parle.

ASCANIO.

Oh ! non, avant tout, je vous écoute, cher maître.

BENVENUTO.

Soit. Tu as sans doute besoin que j’agisse ; j’ai seulement besoin que tu m’entendes. Si tu ne me blâmes pas, je réponds du reste. J’ai laissé parfois mon esprit s’arrêter au doute, ma main jamais !

ASCANIO.

Parlez, maître.

BENVENUTO, qui continue à modeler.

Tu connais l’histoire de Dante, Ascanio, puisque tu es Florentin. Mais j’aime à rappeler comme un jour notre poète-souverain vit passer dans la rue Béatrice, et l’aima. Cette enfant mourut et il l’aima toujours ; car c’était son âme qu’il aimait, et les âmes ne meurent point. Seulement il lui ceignit le front d’une couronne d’étoiles et la mit au Paradis. Ascanio, tu sais que j’ai eu aussi ma Béatrice, morte comme l’autre, comme l’autre chastement adorée. Elle se nommait Stéphane !

ASCANIO.

C’était ma mère. Je sais, maître, que nous nous aimons l’un l’autre en elle.

BENVENUTO.

Eh bien ! Ascanio, les passions du monde ont paru souvent emporter ma vie, et je les laisse faire parce que je sens bien, moi, que je les mène. Mais dans tous ces ouragans de plaisir que j’ai traversés, mon adoration pour Stéphana est toujours restée intacte et pure. Et si j’ai fait quelque chose de bien, si la matière, argent ou argile, prend sous mes doigts l’idéal et la vie, si j’ai parfois réussi à mettre la beauté dans le marbre et la réalité dans le bronze, c’est que ma rayonnante vision m’a toujours depuis quinze ans guidé, soutenu, éclairé.

ASCANIO.

Ma sainte mère ! mon noble maître !

BENVENUTO.

Oui, mais vois-tu, Ascanio, il y a peut-être des différences entre le poète et le statuaire, entre le ciseleur d’or et le ciseleur d’idée. Dame rêve, moi j’ai besoin de voir : on comprend ses créations, on touche les miennes. C’est pourquoi, dis-moi, Ascanio, si une nouvelle Béatrice s’offrait à moi, vivante sur la terre, et si je lui donnais place dans mon adoration, crois-tu que je serais ingrat et infidèle à mon idéal ? crois-tu que l’ange serait jaloux de la femme ? Ascanio, c’est au fils de Stéphana que je le demande, et je tremble en attendant ta réponse, comme si c’était Stéphana elle-même qui me répondit.

ASCANIO, doucement et gravement.

Maître, je suis bien jeune pour donner un avis sur ces hautes idées. Pourtant je pense, du fond du cœur, que vous êtes un de ces hommes choisis que Dieu conduit. Et ce que vous trouvez sur votre chemin, ce n’est pas le hasard qui doit l’y avoir mis, c’est la Providence !

BENVENUTO.

Tu crois cela, Ascanio ! tu me justifies ! Stéphana me pardonne ! Ah ! désormais je suis sûr de l’avenir et de moi-même. Tu as comme légitimé mon espérance. Tiens, embrasse-moi, Ascanio...

Il l’embrasse.

ASCANIO.

Mon bon et cher maître !

BENVENUTO.

Et maintenant, vois-tu, je continue plus joyeux et plus confiant ma statuette. Je t’ai dit qu’elle fait partie de cette histoire de mon cœur que je te conte, mon enfant. Et tiens, pour te préparer à la surprise, c’est une esquisse, un souvenir, d’après cette jeune belle que j’aime.

ASCANIO.

Vraiment ! Oh ! dépêchez-vous alors, que je la voie.

BENVENUTO.

Mais, Ascanio, elle est riche, elle est noble, son père tient une des premières dignités de la ville.

ASCANIO.

Oh ! ce n’est rien pour vous, cela ! Vous avez tout pouvoir ! Vous êtes bien heureux, vous ! Vous ferez au roi deux ou trois coupes et quatre ou cinq vases de plus, voilà tout. Ou bien, vous n’avez qu’à accomplir cet ardent désir de sa majesté, et à fondre à Paris même une de vos statues. Envoyez au roi votre Jupiter coulé en bronze, sous vos ordres, par des ouvriers français, et, pour tout prix, demandez-lui cette jeune fille. Il ne serait pas François Ier s’il vous la refusait !

BENVENUTO.

C’est une idée, cela ! Mais elle, Ascanio, m’aimera-t-elle ?

ASCANIO.

Si elle vous aimera !...

À part, regardant l’ébauche de Benvenuto.

C’est singulier ! Comme ou a bien raison de dire que l’on voit partout l’image adorée ! De ces ligues encore vagues, j’imaginerais presque qu’il se dégage une attitude, une ressemblance... Oh ! je suis fou !...

Haut.

Si elle vous aimera, Benvenuto ! Comment ne vous aimerait-elle pas ! Elle vous aimera a cause de vous, d’abord, et puis à cause d’elle-même, parce que vous serez la glorieuse preuve de sa beauté, parce qu’elle se verra comprise, adorée, immortalisée par vous...

D’une voix de plus en plus altérée, taudis qu’il suit des yeux les progrès de la statue.

D’ailleurs, si vous avez dit : Je le veux ! – chaque fois que vous avez prononcé ce mot, vous savez bien que vous avez toujours réussi...

Avec effort.

Elle sera à vous, maître !...

À part.

Oh ! c’est vraiment étrange !...

Haut.

Excusez-moi, maître ; si vous vous souvenez, quand j’étais petit, je voulais tout de suite savoir la fin des contes. Maître, de grâce, le nom de celle que vous aimez ?

BENVENUTO.

Son nom ? Eh bien ! c’est...

 

 

Scène VI

 

BENVENUTO, ASCANIO, D’ORBEC, amené par PAGOLO

 

PAGOLO.

Entrez, M. le comte, entrez. – Maître, c’est M. le comte d’Orbec qui veut absolument vous parler.

BENVENUTO, à part, maugréant.

La peste étouffe l’importun...

Jetant un regard de travers sur Pagolo.

avec le traître qui l’amène !

PAGOLO, à part.

Hi ! hi ! hi ! il est furieux ! un bon tour !...

Il s’esquive.

D’ORBEC.

Maître Cellini, je vous salue. Je trouble votre travail, peut-être ?

BENVENUTO, sèchement, sans quitter son travail.

Je travaille en effet, monsieur. Je ne vous offre pas de vous asseoir.

D’ORBEC.

Je le vois bien. Ne vous gênez pas, je m’assieds.

ASCANIO, à part.

Oh ! quel supplice ! Mais je me trompe, il faut que je me trompe ! Voyons s’il la reconnaîtra, lui !...

Il observe à la fais le Comte et les progrès de la statue.

D’ORBEC.

C’est une statue de femme que vous faites là, monsieur.

BENVENUTO.

Vous l’avez deviné, monsieur. – L’affreux cuistre ! – Mais à quoi dois-je l’honneur très inattendu de votre visite, monsieur ?

D’ORBEC.

Ah ! vous prenez comme cela la terre avec vos mains.

BENVENUTO.

À même et sans gants, mon Dieu, oui ! Je fais le métier que nous enseigna Dieu le père, il y a quelque six mille ans, quand il fabrique l’homme avec de la boue.[3]

ASCANIO, à part.

Il ne la reconnaît pas ! Et pourtant cette fatale ressemblance augmente de seconde en seconde avec mon désespoir !

BENVENUTO.

Vous dites donc, M. le comte, que vous venez ?

D’ORBEC.

Monsieur, vous avez gravement insulté Mme la duchesse d’Étampes, dont j’ai l’honneur d’être le serviteur et l’ami.

BENVENUTO, marchant vers lui avec ses mains pleines de terre.

Ah ! et vous venez me demander réparation de l’insulte ? À la bonne heure !

D’ORBEC, reculant.

Mais non, monsieur, mais non ! Mme d’Étampes a bec et ongles pour se protéger elle-même, Dieu merci ! et son second est autrement fort que moi !

BENVENUTO.

Alors, expliquez-vous, monsieur...

À Ascanio qui s’est approché de la statue.

Tout à l’heure ! tout à l’heure ! attends un peu, Ascanio, tu vas commencer à la reconnaître.

ASCANIO.

Mon Dieu ! maître, je la connais donc ?

BENVENUTO, haut, à d’Orbec.

Eh bien ! monsieur, vous êtes muet ?

D’ORBEC.

Je regarde cette figure. Est-ce que c’est un portrait ?

BENVENUTO.

Oh ! monsieur, tout au plus une esquisse.

D’ORBEC.

Mais, monsieur, cette figure ressemble... ressemble à quelqu’un.

BENVENUTO.

Monsieur, vous me flattez.

ASCANIO, à part.

Ah ! il l’a reconnue.

D’ORBEC.

Plus de doute ! cette attitude, ces traits ! Vous connaissez cette jeune fille, monsieur ?

BENVENUTO.

Apparemment, je n’ai aucune raison pour le taire.

D’ORBEC.

Et c’est ?...

BENVENUTO.

Un ange charmant et doux dont je suis profondément et religieusement épris.

D’ORBEC.

Vous ?

BENVENUTO.

Moi. – Ascanio ! Eh bien ? à quoi penses-tu ? Là ! Voilà qui est à peu près indiqué.

ASCANIO.

Je l’ai reconnue, maître, je l’ai reconnue.

D’ORBEC.

Moi-même, je pourrais nommer l’original. C’est Colombe d’Estourville !

BENVENUTO.

C’est vrai, M. le comte.

D’ORBEC.

Monsieur, savez-vous ce que je suis à cette jeune fille dont vous êtes si ardemment épris et dont vous faites si facilement la statue ?

BENVENUTO.

Un ami de son père, je crois.

D’ORBEC.

Son fiancé, monsieur. Je l’épouse la semaine prochaine.

BENVENUTO.

Vous ?

D’ORBEC.

Moi !

BENVENUTO.

Cela ne se peut pas ! cela ne sera pas !

D’ORBEC.

Et qui donc l’empêcherait ?

BENVENUTO.

Mais M. d’Estourville tout le premier.

D’ORBEC.

Il consent.

BENVENUTO.

Colombe.

D’ORBEC.

Oh ! elle obéit à son père !

BENVENUTO.

Le roi alors, mon grand roi que j’irai trouver, et à qui...

D’ORBEC.

Pardon, je ne vous ai pas dit encore, monsieur, pourquoi je suis venu ici.

BENVENUTO.

Ce n’est pas faute, monsieur, que je vous l’ai assez demandé.

D’ORBEC.

Je viens de la part de sa majesté, monsieur, et sa majesté vous mande ceci : « Cellini, mon orfèvre, qui fait toujours d’admirables œuvres, restera en France, au service du roi ; mais Benvenuto, mon ami, qui m’a blessé dans mes plus chères affections, ne sera plus jamais reçu au Louvre. »

BENVENUTO.

Le roi a dit cela ? – Répondez au roi, de ma part : Benvenuto Cellini n’est pas son sujet ; il est Florentin, et il retournera sous huit jours à Florence.

D’ORBEC.

Soyez assuré, monsieur, que votre commission sera exactement remplie...

Il salue et sort.

ASCANIO.

Maître, qu’avez-vous dit ? qu’avez-vous fait ?

BENVENUTO, douloureusement.

Ah ! plutôt, qu’a dit et qu’il fait le roi ?...

Il s’approche d’un seau et lave ses mains trempées de terre. Changeant de ton.

C’est égal, Ascanio, ma petite figure n’est pas mal venue, n’est-ce pas ?...

Colombe reparaît dans l’allée.

Oh ! mais ne la regarde plus ! elle s’efface, elle s’éteint. Vois là-bas la lumière, dont elle n’est que le reflet...

Tournant autour d’Ascanio.

Eh bien ! Ascanio, qu’as-tu donc ? tu es tout pâle ! Oh ! pardonne-moi, égoïste et ingrat que je suis ! j’avais oublié ton inquiétude, à toi. Parle, parle ! pour toi aussi, ce que je veux, je le peux.

ASCANIO.

Non, Benvenuto ; il est des choses qui sont au pouvoir de Dieu seul, et je laisserai mon secret entre ma faiblesse et sa puissance. – Adieu...

Il se dirige vers la porte.

BENVENUTO.

Ascanio ! mon enfant !...

Il fait quelques pas vers Ascanio, puis s’arrête.

Ô Colombe ! qu’elle est belle !

 

 

ACTE III

 

 

Cinquième Tableau

 

CHARLES-QUINT AU LOUVRE

 

Fête au Louvre, salles splendides magnifiquement éclairées.

 

 

Scène première

 

DAMES et SEIGNEURS passant au fond du théâtre, BENVENUTO et ASCANIO se présentent à la porte de gauche

 

UN CAPITAINE DES GARDES, leur barrant le passage.

On ne passe pas !

BENVENUTO.

Je suis Benvenuto Cellini, orfèvre du roi. J e ne viens pas à la fête que le roi donne ce soir à l’empereur Charles-Quint, je vais chez la reine lui rendre compte d’une commande qu’elle m’a faite. Ce jeune homme est Ascanio des Gaddi, mon élève.

LE CAPITAINE.

M. Ascanio des Gaddi, entrez, il y a ordre de Mme la duchesse d’Étampes de vous introduire. Mais vous qui vous dites orfèvre de sa majesté, vous montrerez pas.

BENVENUTO.

Est-ce aussi par ordre de Mme d’Étampes ?

LE CAPITAINE.

Ordre du roi.

BENVENUTO.

Ordre du roi d’expulser du Louvre Benvenuto Cellini ! C’est donc vrai, c’est donc possible ! Allons !

ASCANIO.

Oh ! je vous suis, maître.

BENVENUTO.

Non, reste, toi, Ascanio... Tu étais triste ce matin, amuse-toi un peu à ce spectacle de la cour... Mme d’Étampe y prépare, je crois, une scène à sa façon. Elle veut que François Ier retienne Charles-Quint prisonnier – par surprise. Mais moi, au moment même où François Ier me blesse, je jure Dieu que le roi-gentilhomme a trop d’honneur et trop de seigneurie pour fausser sa parole ou vendre son hospitalité. N’importe ! cette comédie te distraira. Et sois tranquille, je sais le moyen de revenir y prendre mon rôle. À tout à l’heure, Ascanio...

Il sort.

 

 

Scène II

 

ASCANIO, puis LA DUCHESSE et COLOMBE

 

ASCANIO, seul.

Me distraire à cette comédie ! Ah ! ma vie et mon âme y sont en jeu. Du moins, j’aime trop Colombe pour que mes vœux hésitent. Plutôt qu’à ce d’Orbec qu’elle soit à Benvenuto ! Mais quant à celle qui me réduit à ce souhait, oh ! comme je lui rends haine pour amour ! Dieu du ciel ! la voici et Colombe avec elle !...

Entrent la Duchesse et Colombe.

LA DUCHESSE.

Ah ! l’on m’avait dit que vous étiez ici, M. Ascanio, je vous cherchais.

COLOMBE, à part.

Ascanio !

LA DUCHESSE.

M’apportez-vous mon lys ?

ASCANIO.

Madame, le voici...

Il présente un écrin.

LA DUCHESSE, examinant le lys de pierreries.

Ce lys, Ascanio, est ravissant. D’un art exquis, et en même temps d’une surprenante vérité !... Vous avez là dans votre bouquet un lys naturel, mademoiselle. Permettez que je compare. – Ascanio, vous vous rappelez ce que nous disions l’autre jour...

Lui présentant les deux lys.

Voyons, décidément, lequel de ces deux lys aimez-vous le mieux ? Choisissez !

ASCANIO.

Madame, j’ai composé celui-ci avec tout mon soin et toute ma science. Il est riche, il est radieux, il éblouit. Mais voici la vraie fleur sincère et pure et venant de Dieu, celle qui a un parfum, celle qui a une âme, celle que j’aime le mieux, madame.

LA DUCHESSE.

Ah ! voyez, monsieur, la chose étrange ! vous avez fait rougir cette jeune fille, et vous m’avez fait pâlir, moi ! Mais, malheureux, mais insensé, cette pureté que tu vantes, on la froisse et on la ternit aussi aisément que cette fleur. Tiens ! la blancheur de ce lys, elle dépend aussi de la main qui le touche.

COLOMBE.

Oui, madame, mais Dieu permet toujours qu’on puisse éviter la main du mal.

LA DUCHESSE.

Eh ! vous êtes à la cour, ma mie ! Croyez-vous que la cour soit l’école du bien ; Oubliez-vous que tout à l’heure, devant vous, M. d’Estourville et M. d’Orbec me remettaient sur vous tous leurs pouvoirs ?

COLOMBE.

Je ne vous comprends pas, madame !

LA DUCHESSE.

Alors, interrogez le premier seigneur venu ! Interrogez Ascanio lui-même. Tenez, il se tait !

ASCANIO.

Non, madame ! vous m’y entraînez, je parle. Et je dis à cet ange : Oui, c’est vrai, dans cette atmosphère d’intrigue et de vice, de graves dangers, de terribles douleurs vous menacent ! Pour les conjurer, je suis bien peu de chose ! Mais si contre la haine et la corruption, vous avez besoin d’un cœur tout plein de dévouement et de respect, – sachez-le ici pour la première fois, et devant madame, – ma vie est à vous ! je vous aime !

LA DUCHESSE.

Ah ! monsieur, voilà un sanglant outrage !

COLOMBE.

Dites un généreux élan, madame ! – Mais, sans y avoir recours, j’aurai toujours contre le déshonneur des refuges assurés : la protection de ma tante, un couvent, la maison du Seigneur !

LA DUCHESSE.

Ah ! n’est pas au Seigneur qui veut, en ce monde !... Est-ce qu’on vous laisserait aller au couvent, ma chère ? Est-ce qu’on ne vous y réclamerait pas au nom du roi et de votre père ? Voyons, quel autre asile auriez-vous encore ?

COLOMBE.

Quel autre, madame ? quel autre ?... Ce pur et noble amour qui vient de se révéler à moi. Dieu et ma mère me sont témoins qu’un tel aveu ne se serait jamais échappé de mon cœur ! Mais c’est vous, – oui, c’est vous qui l’en arrachez ! – Ascanio vient de dire qu’il m’offrait sa vie, parce qu’il m’aimait... Eh bien ! au besoin je l’accepterais, – parce que je l’aime !

ASCANIO, s’élançant vers Colombe et prenant sa main.

Colombe ! ah ! joie céleste ! Pardonnez-nous, madame, ce n’est pas notre faute ! mais est-ce là ce que votre toute-puissance voulait produire ?

LA DUCHESSE.

Ah ! malheureux ! vous me bravez, vous m’outragez. Vous ne savez pas jusqu’où peut aller ma colère ! Détournez-la si vous pouvez !

ASCANIO.

Non pas moi, mais Benvenuto Cellini !...

Les deux cours de François Ier et de Charles-Quint paraissent dans la galerie du fond.

LA DUCHESSE.

Benvenuto ! Il est chassé du Louvre par le roi !

ASCANIO.

Le voici qui vient dans la suite de l’empereur, madame.

LA DUCHESSE.

Ah ! c’est vrai ! Ah ! c’est donc une guerre à mort ? Eh bien ! soit, à mort !

 

 

Scène III

 

 

ASCANIO, LA DUCHESSE, COLOMBE, LE ROI, L’EMPEREUR, BENVENUTO, TRIBOULET, LES DEUX COURS DE FRANCE et D’ESPAGNE

 

LE ROI.

Soyez le bienvenu au Louvre, mon frère... L’hôtel des rois de France se réjouit d’être l’hôtellerie du roi d’Espagne...

Présentant la Duchesse.

Mme d’Étampes. – Vous voyez bien cette belle dame, mon frère ?

L’EMPEREUR.

Je la vois et je l’admire.

LE ROI.

Eh bien ! vous ne savez pas ce qu’elle veut ?

L’EMPEREUR.

Est-ce une de mes Espagnes ? Je la lui donne.

LE ROI.

Non, ce n’est pas cela. Elle veut que je vous retienne à Paris jusqu’à ce que vous ayez ratifié, par des actes, la parole que vous m’avez donnée au sujet du Milanais.

L’EMPEREUR, froidement.

Si l’avis est bon, il faut le suivre.

LE ROI, à Triboulet qui s’avance et le salue.

Ah ! c’est toi, Triboulet. Que veux-tu, mon bouffon ?

TRIBOULET.

Sire, je viens solliciter de votre majesté la permission de lui dédier ce livre que je vais faire imprimer ?

LE ROI.

Oui-dà ! Triboulet auteur ! Et quel est le titre de ton livre ?

TRIBOULET.

L’Almanach des Fous. Ce sera la liste des plus grands fous que la terre ait portés... J’ai déjà écrit sur la première page le nom de l’empereur des fous passés, présents et futurs. Votre majesté peut lire.

LE ROI.

Voyons...

Lisant.

Comment ! Charles-Quint !...

Riant.

Oh ! tu es audacieux bouffon !... Et pourquoi Charles-Quint ?

TRIBOULET.

Sire, parce qu’il n’y a que votre frère Charles-Quint au monde qui, vous ayant tenu prisonnier à Madrid, soit assez fou pour traverser maintenant le royaume de votre majesté.

LE ROI.

Cependant, s’il le traverse sans encombre.

TRIBOULET.

Oh ! alors, je lui promets d’effacer son nom pour en mettre un autre à sa place.

LE ROI.

Et quel sera ce nom ?

TRIBOULET.

Le vôtre, sire. Car en laissant passer Charles-Quint, vous aurez encore été plus fou que lui !

LE ROI, riant, à l’Empereur.

Vous entendez Triboulet, mon frère !

L’EMPEREUR, d’un air comme distrait.

Oui, ce drôle est plaisant...

Reprenant avec admiration.

Ah ! je vous trouve heureux, mon fière, et parfois je vous envie. Comme vous avez une cour spirituelle, joyeuse et brillante ! La mienne, vous l’avez vue, est bien sérieuse et bien austère. C’est une grave assemblée d’hommes d’État et de capitaines : Lannoy, Pescaire, Antonio de Leyva. Tandis qu’autour de vous, les poètes, les artistes : Marot, Rabelais, Delorme, Primatice, fleurissent parmi les belles et les charmantes : Marguerite de Navarre, Catherine de Médicis, Anne d’Étampes. De notre côté, voyez, les pourpoints noirs et les fronts pâles. Du vôtre, les visages souriants et les couleurs réjouies, Ah ! mon frère, vous avez le ciel et encore vous nous disputez la terre !

LA DUCHESSE.

Pardon, sire, il me semble que votre majesté a pris à notre pléiade une de ses plus vives étoiles ! N’est-ce pas messer Benvenuto Cellini, que j’aperçois dans votre suite ?

LE ROI.

Cellini au Louvre ! Il a osé y entrer malgré mes ordres ?

BENVENUTO, s’avançant.

Il est vrai qu’on a refusé de m’y recevoir comme serviteur du roi ; mais on m’a admis comme serviteur de l’empereur.

L’EMPEREUR.

C’est vrai, mon fière ; si vous n’avez plus besoin de lui, je me glorifierai de l’attacher à moi.

LE ROI, à Benvenuto.

Pour qu’il soit à votre service, men frère, l’ai-je délié du mien ? Il y a rébellion de sa part. Prenez-y garde, Benvenuto. À de tels jeux, on risque sa tête.

BENVENUTO.

Votre majesté se méprend ; ce n’est pas la tête de Benvenuto qui vaut quelque chose, c’est sa main... Sa vie pourrait vous être utile et glorieuse, à quoi vous avancerait sa mort ?

LE ROI.

En attendant, une bonne prison d’État peut m’assurer de vous.

BENVENUTO.

Les fauvettes ne chantent pas en cage, sire. Une prison est un mauvais atelier... Pour moi qui en sors, je n’ai jamais pu y préparer et y achever un ouvrage.

L’EMPEREUR.

Lequel donc !

BENVENUTO.

Mon évasion, sire !

L’EMPEREUR.

Allons, soyez généreux, mon fière, pardonnez-lui, ou bien – donnez-le-moi.

LE ROI, vivement.

Vous le donner ! vous allez vite, mon frère ! Vous mettez-vous à conquérir aussi des orfèvres ?

L’EMPEREUR.

Eh ! ce ne serait pas une guerre sans gloire, celle qui aurait un grand artiste pour prix. Mais je ne vous demande qu’un échange, mon frère. Puisque je vous promets le Milanais, laissez-moi Cellini.

LE ROI, avec un peu d’aigreur.

Le Milanais ! Je ne l’ai pas encore. Le Milanais, mon frère, – pas plus que vous n’avez votre liberté.

L’EMPEREUR, tranquillement.

J’ai mieux que ma liberté, j’ai votre parole.

LE ROI.

Avez-vous toujours tenu la vôtre ? C’est vous, mon frère, qui provoquez ce débat que je voulais ajourner ! – Mesdames, nous vous rejoignons pour le bal. Vous, demeurez, Benvenuto, puisque vous êtes mêlé à ce litige.

LA DUCHESSE, bas au Roi.

Sire, je reste, car il ne faut pas que vous cédiez à cet insolent Benvenuto.

LE ROI, bas, avec quelque impatience.

Je ne veux pourtant pas non plus céder ce grand Benvenuto, madame...

Tous sortent.

 

 

Scène IV

 

LE ROI, L’EMPEREUR, LA DUCHESSE, BENVENUTO

 

LE ROI.

D’abord, mon cher frère, si je vous aide contre les Gantois révoltés, ce n’est pas une raison pour liguer contre moi avec le mutin que voilà !

L’EMPEREUR.

Qu’a-t-il donc fait, voyons ?

LE ROI.

Mais il m’a gravement offensé, en offensant une personne qui m’est chère.

BENVENUTO.

Oh ! sire, je suis tout dévoué à votre majesté... – Une preuve, tenez. Vous avez dit souvent vous-même que vos fondeurs français sont encore inexpérimentés, et qu’on ne leur peut confier aucun ouvrage d’importance.

L’EMPEREUR.

Hélas ! nos fondeurs d’Espagne ne sont pas plus experts.

LE ROI.

Ah ! les fondeurs d’Espagne ?...

L’EMPEREUR.

On me dit qu’il n’ya que les fondeurs d’Italie.

BENVENUTO.

Eh bien ! savez-vous, sire, quelle proposition hardie je venais vous faire. Je voulais prendre l’initiative et donner la leçon avec l’exemple. Ma statue de Jupiter, qui est toute prête pour la fonte, je voulais, à mes risques et périls, la couler moi-même en bronze, former les ouvriers par l’œuvre et créer en France cette école de fondeurs qui lui manque.

L’EMPEREUR.

Ah ! que ne venez-vous réaliser cette idée à Madrid !

LE ROI.

Hé, mon frère, encore une fois, il ne s’agit pas de Madrid, mais de Paris, – n’est-ce pas, Benvenuto ?

BENVENUTO.

Sire, l’entreprise que je tente avec des auxiliaires si incertains, est bien audacieuse. Ma réussite serait une gloire pour la France ; mais un échec serait ma honte. Je n’aurais plus qu’à m’enfuir, à me cacher.

LA DUCHESSE, bas au Roi.

Sire, n’allez pas lui pardonner !

LE ROI, bas à la Duchesse.

Madame, il faut pourtant aux grandes nations et aux grands rois, de grands statuaires !...

Haut.

Voyons, que demandez-vous, Benvenuto ?

BENVENUTO.

Sire, faisons un pacte. Je livrerai cette bataille, et, dans trois jours, j’aurai fondu en bronze le Jupiter... Mais alors, pour ma récompense, votre majesté me rendra sa faveur et m’accordera, nonobstant toute influence contraire, la grâce que je lui demanderai, quelle qu’elle soit, – une grâce dont la seule attente va tripler mes forces, sire ! – une grâce dont dépend peut-être le bonheur de ma vie.

LA DUCHESSE, à part, réfléchissant.

Dans trois jours.

LE ROI.

Eh bien ! soit ! j’ai toute confiance en vous, Benvenuto ; vous faites l’impossible, mais vous ne le demanderiez pas. Dans trois jours, vous me montrerez la statue de Jupiter, fondue sous vos ordres par des ouvriers français, et dans trois jours, votre souhait, quel qu’il soit, sera accompli par moi.

L’EMPEREUR.

Et l’empereur est témoin, signe et approuve.

BENVENUTO.

Je remercie au fond du cœur vos deux majestés.

LA DUCHESSE, bas au Roi.

Ah ! sire, que vous êtes faible !

LE ROI, souriant.

Faible pour la gloire et faible pour vous, madame ; vous savez que c’est toute ma force. – En attendant, mon frère, vous m’avez pris Milan, mais vous n’avez pas pu me prendre Benvenuto.

L’EMPEREUR, à part.

Le voilà de bonne humeur, l’instant est favorable.

LE ROI, continuant avec enjouement.

Et, puisque je tiens l’avantage, je le veux garder... Vous me rendrez, s’il vous plaît, Milan, mon cher frère, avant de sortir de Paris.

L’EMPEREUR.

Non, mon frère, vous remplirez votre engagement, vous me laisserez partir dès demain pour aller châtier cette révolte. Et moi, à mon retour, fidèle aussi à ma promesse, je vous livrerai le Milanais.

LA DUCHESSE, bas au Roi.

Ah ! cette fois du moins, tenez bon, sire.

LE ROI.

Je vais vous répondre, mon frère, et sérieusement.

BENVENUTO.

Pardon, je me retire, majesté !

LE ROI.

Non, ne vous éloignez pas, Benvenuto, il faut que vous me donniez des détails sur cette fonte. D’ailleurs, je n’ai rien de secret à dire à l’empereur...

Benvenuto va se promener au fond de la salle.

Mon frère, j’ai trop souvent été jusqu’ici dupe de ma chevalerie ; je me battais à armes courtoises contre des lances non -émoussées. Aujourd’hui, vous le savez, ce ne sont pas seulement mes ministres qui m’engagent à vous retenir, c’est madame, c’est mou fou, c’est tout le monde.

L’EMPEREUR.

Si vous attendez qu’ou vous conseille jamais la grandeur !

LE ROI.

Vous-même ne me soufflez-vous pas cette résolution, en la redoutant ? Interrogez le premier passant, il n’ya là-dessus qu’un avis en France. Tenez, Benvenuto qui se promène là, je gage que c’est le sien !... N’est-il pas vrai, Benvenuto ?

BENVENUTO, au fond.

Oh ! votre majesté se moque de moi ! Est-ce que cela est de mon ressort ?

LE ROI.

Si ! je désire que vous parliez ! Pourquoi donc le beau serait-il si éloigné du juste ?... Soyez arbitre, à votre tour, Benvenuto.

BENVENUTO.

Moi, sire, je me récuse.

L’EMPEREUR.

Mais non, parlez, Benvenuto, parlez !

À part.

Que va-t-il dire ?

BENVENUTO.

Que moi j’émette une opinion sur les choses de l’État ?

LE ROI.

Eh ! oui, je le veux !

BENVENUTO, s’avançant en riant.

Ce serait donc... comme sculpteur ?

LE ROI.

Soit ! comme sculpteur.

BENVENUTO.

Mais votre majesté n’a-t-elle pas autour d’elle toutes sortes de conseillers, d’hommes d’État et de ministres ? Chacun son métier, sire... Ils vous exhortent tous à garder l’empereur prisonnier. Ils doivent avoir leurs raisons, des raisons admirables. Moi, je ne les comprends pas, ce n’est pas leur faute, – ni la mienne, peut-être.

LE ROI.

Comment ! vous n’êtes pas de leur opinion, Benvenuto ?

BENVENUTO.

Excusez-moi, sire, est-ce que j’ai une opinion ? est-ce que mon opinion compte en politique ? Est-ce qu’il faut m’écouter, seulement ? Votre majesté m’a interrogé comme artiste. Vous me demanderiez, sire, comment il faut prendre votre figure, et si c’est de face, de profil ou de trois-quarts, je n’aurais aucune raison de dissimuler la vérité. Faut-il répondre sur ce qui ferait bien comme sculpture ? Alors, – en vous regardant, – si j’avais à composer votre statue, – je ne sais pas, mais il me semble que vous feriez mieux en chevalier qu’on geôlier.

LE ROI.

Ah ! oui, ceci, en effet, n’est pas sérieux.

LA DUCHESSE.

C’est fou ! La question d’État n’est pas une question d’art.

BENVENUTO.

Eh ! madame ! à qui le dites-vous ? Est-ce que l’intérêt des États doit se comparer une seconde à ces frivolités ? Il est entendu, n’est-ce pas, que c’est un tailleur de pierre qui parle. Eh bien ! comme homme du métier, je dis seulement que la générosité sied au roi François Ier, que l’honneur va bien à son air, que son geste prête à la grandeur et qu’il serait dommage qu’on dérangeât sa figure. Affaire d’harmonie, voilà tout.

LE ROI, pensif.

Songez qu’il s’agit d’une province à reconquérir, Benvenuto.

BENVENUTO.

Oh ! sire, c’est évident ! N’insistez pas là-dessus, de grâce. Mais, voyez-vous, nous autres artistes nous n’avons pas à nous occuper de l’élément qui passe, de l’accident et de l’éphémère. Ce qui reste et ce qui dure, l’ensemble et l’idéal, voilà tout notre souci. N’oubliez pas, sire, que, pour l’attitude et la perspective, nous devons toujours contempler nos sujets de loin – et de haut.

LE ROI.

Eh ! mais, c’est le point de vue de la postérité, cela !

BENVENUTO.

Je ne dis pas non ! Mais quant au statuaire, assurément, sire, il vous concevra plus grand et plus beau, la main ouverte comme la Loyauté, que les sourcils froncés comme l’Astuce. Il y a des gens qui admirent fort le renard, mais moi, soit dit sans vouloir flatter vos deux majestés, j’ai un faible pour le lion ! – Après cela, un roi, j’imagine, ne travaille pas uniquement pour le marbre de son tombeau.

LE ROI.

Mais, si fait, Benvenuto ! mais ce que vous définissez là, c’est la gloire !

LA DUCHESSE, bas au Roi.

Sire, prenez garde !

LE ROI, se retournant vers elle.

Voyons, madame, supposons que je manque à gagner le Milanais aujourd’hui, mais mon successeur pourrait aussi le perdre demain... N’importe-t-il pas plus à la France de compter à jamais un roi généreux dans ses annales, que d’ajouter, pour quelques années, une province à ses provinces ?...

À l’empereur.

Ô mon frère, l’art parle-t-il déjà de notre vivant, comme après notre mort, l’histoire ?

L’EMPEREUR.

Mon frère, j’ai laissé dire Benvenuto et votre conscience.

LE ROI.

Allons ! gardons donc chacun notre attitude et restons ce que nous sommes : vous, le premier roi-diplomate ; moi, le dernier roi-chevalier. Vous êtes libre, Charles, et mon hospitalité n’aura pas pour vous de péage comme un pont !

L’EMPEREUR, après avoir serré la main du Roi.

Prenez ma main, Benvenuto.

BENVENUTO.

Eh quoi, sire !

L’EMPEREUR.

Allez, elle est digne de toucher la vôtre ; c’est celle qui a eu l’honneur de ramasser le pinceau du Titien.

 

 

Scène V

 

LE ROI, L’EMPEREUR, LA DUCHESSE, BENVENUTO, ASCANIO, COLOMBE, D’ORBEC, D’ESTOURVILLE, LES DEUX COURS

 

LE ROI, à haute voix.

Vous pouvez rentrer, messieurs, j’ai deux grandes nouvelles à vous annoncer. Notre cher frère Charles-Quint quitte Paris demain pour se rendre en Flandre ; et dans trois jours, notre grand orfèvre Benvenuto Cellini nous montre au Louvre la première statue fondue en France par des ouvriers français.

LA DUCHESSE, à d’Orbec.

Il l’emporte encore, mais notre revanche est prête...

Haut, présentant Colombe au Roi.

Sire, vous m’avez permis de présenter à votre majesté Colombe d’Estourville, fille de votre prévôt de Paris.

D’ESTOURVILLE.

Et je viens en même temps solliciter de votre majesté la permission de la marier.

LE ROI.

Quoi ! déjà ! une si jeune et si charmante enfant !

D’ORBEC.

Sire, avec le congé de votre majesté, c’est moi qui épouserais !

LE ROI.

Ah ! c’est vous, d’Orbec. Allons, vous avez notre agrément, et nous signerons au contrat. Le jour en est-il fixé ?

LA DUCHESSE, regardant Benvenuto.

Oui, sire, à demain.

ASCANIO, à Benvenuto.

À demain, et il vous faut trois jours !

BENVENUTO.

Ah ! Sisyphe ! voilà ton rocher qui retombe !

 

 

ACTE IV

 

 

Sixième Tableau

 

LA CHÂSSE FERMÉE

 

Le décor du quatrième tableau. Seulement l’ouverture du fond est fermée par un rideau, et la châsse, transportée dans la chambre voisine, n’est visible que lorsque la portière est écartée.

 

 

Scène première

 

SCOZZONE, entraînant par la main LA DUCHESSE, PAGOLO les suit

 

SCOZZONE.

Vous avez voulu tout voir par vous-même, tout faire par vous-même, venez donc ! Benvenuto est avec tous ses ouvriers à la fonderie ; il n’y a pas de danger qu’il vous surprenne ici.

LA DUCHESSE.

Et puis, quand il me surprendrait !

SCOZZONE.

Tenez, voici d’abord cette ouverture qui donne sur les jardins du Petit Nesle. C’est par là qu’il contemplait chaque jour sa Colombe, c’est par là qu’il espère la faire passer aujourd’hui. Mais j’ai su le complot et j’éclate à la fin !

LA DUCHESSE.

Et la châsse, où est-elle ?

PAGOLO.

Derrière ce rideau, Mme la duchesse...

Il va tirer le rideau, la Duchesse s’approche.

LA DUCHESSE.

Fort bien ! pouvez-vous soulever le couvercle ?

PAGOLO.

Oui, madame, j’en sais le secret. On n’a qu’à pousser ce bouton, vous voyez.

LA DUCHESSE.

Est-ce que vous croyez, monsieur, qu’une créature humaine pourrait longtemps respirer dans cette châsse ?

PAGOLO.

Madame, le maître lui-même disait qu’on n’y courrait aucun danger pendant plusieurs heures. Mais peu à peu l’air finirait par manquer à la poitrine. De tout être vivant, ce catafalque en un jour, en deux jours au plus, ferait un cadavre.

LA DUCHESSE.

Répétez-moi maintenant ce que vous avez raconté tantôt à Scozzone.

PAGOLO.

Madame, au petit jour, le maître et Ascanio étaient en grande conférence dans la forge et se croyaient seuls éveillés ; mais je me trouvais par hasard derrière le fourneau, et sans avoir certainement l’intention de les épier ou de les trahir !...

LA DUCHESSE.

Abrégeons, ce n’est pas de vos vertus que j’ai besoin.

PAGOLO.

Ah ! très bien ! Le fait est que je les entendais. Ascanio disait : « Colombe sait le danger affreux dont la haine de Mme d’Étampes menace son honneur ; elle est prête à tout, même à la mort, pour s’y soustraire ; mais elle n’a d’autre asile que le couvent des Ursulines où sa tante et la reine la défendraient. Et comment, surveillée, gardée à vue, pourrait-elle s’enfuir de chez son père ? À tout hasard, elle viendra vers deux heures dans son allée. » Benvenuto a répondu : « Tu sais Ascanio, par où tu pourras pénétrer dans le Petit Nesle et par où tu pourras introduire Colombe dans le Grand. Ensuite, l’art protège l’artiste ; je dois livrer aujourd’hui cette châsse à la supérieure des Ursulines. Nous cacherons dedans Colombe et nous la ferons transporter au couvent. Une lettre de moi, remise à sa tante avec la châsse, l’instruira de tout. Rien de plus simple et de plus sûr, et le dernier de mes ouvriers pourrait, sans même s’en douter, remplir cette commission ; mais, pour plus de certitude, tu t’en chargeras, Ascanio. » Oh ! là-dessus, moi, j’ai compris qu’il y avait là un grand et utile service à rendre à Mme la duchesse. Je savais que Scozzone devait être avec vous contre la fille du prévôt, et je lui ai tout dit, pour qu’elle allait tout vous redire.

LA DUCHESSE.

Ce qu’elle a fidèlement fait. Je vous en remercie tous doux, et tous deux vous en serez récompensés, soyez tranquilles !

SCOZZONE.

Madame, déjouez le dessein que nous vous dénonçons, faites conduire cette jeune fille au Louvre ou chez vous avant qu’elle ait vu Ascanio, mariez-la avant que Benvenuto l’ait revue, c’est pour moi tout ce que je demande.

LA DUCHESSE.

La marier ! folle ! Tu veux donc que le grand artiste, comme on l’appelle, exige du roi et du pape l’annulation du mariage ? Il le peut avec cette manie de chefs-d’œuvre que possède à présent les souverains !

SCOZZONE.

Oh ! vous avez raison !

LA DUCHESSE.

Non, vois-tu, plus de demi-châtiment ! plus de moitié de représailles ! La vengeance serait donc la première passion avec laquelle j’aurais marchandé ! Il ne s’agit plus à cette heure de fortune, de réputation, d’honneur... Il s’agit bel et bien, je les ai prévenus, il s’agit de vie et de mort.

SCOZZONE.

Ah ! ne touchez pas à Benvenuto, madame !

LA DUCHESSE.

Eh ! ni à ton Benvenuto, ni à Ascanio, innocente. Est-ce que leur mort à eux nous paierait le quart de ce qu’ils nous ont fait souffrir ! Ce n’est pas du tout à leur existence que j’en veux, c’est à ce qu’ils ont de plus sensible et de plus tendre, au cœur de leur cœur, à leur bonheur, à leur amour, à leur Colombe ! Je les frappe en elle. Trois coups en un seul !

SCOZZONE.

Ah ! quant à elle, tant pis ! faites ce qu’il vous plaira, madame.

LA DUCHESSE.

Moi ! il me plaît tout simplement de mettre en lumière les œuvres du Benvenuto. Il me plaît de lui ménager un triomphe et au roi une surprise. Avant de laisser cette belle châsse s’enterrer aux Ursulines, il me plaît de la faire transporter secrètement chez moi, ensuite au Louvre, pour la montrer à la cour tout entière. Ma haine n’aura rien fait, elle aura laissé faire l’amour de Benvenuto, voilà tout !

SCOZZONE, effrayée.

Ah !

PAGOLO.

Santa-Maria !

LA DUCHESSE.

Eh bien ?

SCOZZONE.

Eh bien !... faites ce que vous voudrez, j’ai la tête perdue.

LA DUCHESSE.

À la bonne heure donc ! Je reconnais ma sœur ! Ah ! nous nous vengerons, va !

PAGOLO, à part.

Oimè ! mon doux bon Dieu ! qu’est-ce que tout cela va devenir ?

LA DUCHESSE, à Pagolo.

Quant à vous qui vous êtes jeté dans cette affaire, vous n’en sortirez plus, vous ne vous appartenez plus ! C’est vous qui accompagnerez la châsse aux Ursulines.

PAGOLO, à part.

Diable !...

Haut.

Mais, madame, Benvenuto va désigner Ascanio pour cela.

LA DUCHESSE.

J’y aviserai. Vous êtes, après Ascanio, celui en qui Benvenuto a le plus confiance.

PAGOLO.

Oui, mais si le maître veut aller livrer la châsse lui-même ?

LA DUCHESSE.

Le maître sera consigné ici jusqu’à ce qu’il ait fondu son Jupiter. Le Grand Nesle sera gardé, et personne n’en sortira pendant le temps que durera cette fonte.

SCOZZONE.

Il faudra pourtant que j’en sorte, madame. Quand je tiendrai ma part de vengeance à moi, je ne peux plus rester ici...

À part.

Je veux aller m’enterrer vive aussi quelque part.

LA DUCHESSE.

Je te comprends, Scozzone. Tu montreras cette bague au capitaine des gardes, et tu sortiras librement. Alors, reviens à l’hôtel où je t’attendrai, ma sœur ; je n’aurai plus besoin de toi ici. Mais j’aurai besoin de vous, Pagolo. Les hommes qui porteront la châsse seront à moi. Quand vous les suivrez, vous me trouverez dehors. J’aurai à vous donner d’autres ordres. J’entends perdre Benvenuto même comme artiste. Il manquera, il faut qu’il manque cette statue de Jupiter.

PAGOLO.

Oh ! cela, par exemple, c’est mon affaire.

LA DUCHESSE.

Venez me reconduire. Adieu, Jeanne, à bientôt ! Je ne te reverrai que vengée ! – Ah ! Benvenuto damné, j’ai donc mon tour ! On chasse aussi les lions au filet, mon maître !...

Elle sort avec Pagolo.

 

 

Scène II

 

SCOZZONE, seule, puis BENVENUTO

 

SCOZZONE.

Elle est heureuse ; sa colère soutient sa douleur. Moi, c’est ma douleur qui soutient ma colère. – Benvenuto !

BENVENUTO, sans voir Scozzone.

Fermons d’abord avec soin cette porte...

Apercevant Scozzone.

Ah ! tu es là, Scozzone !

SCOZZONE.

Oui, Benvenuto ; mais ne vous impatientez pas, je n’y serai plus longtemps. M’avez-vous écrit cette lettre de recommandation que vous m’avez promise pour la supérieure des Ursulines ?

BENVENUTO.

Scozzone, as-tu bien réfléchi ?

SCOZZONE.

J’ai réfléchi.

BENVENUTO.

Si jeune encore, donner pour linceul à ta beauté un voile de religieuse ?

SCOZZONE.

Ma lettre, Benvenuto ?

BENVENUTO.

Quoi ! es-tu forcée de quitter le monde, parce que tu veux quitter cette maison ?

SCOZZONE.

Ne dites donc pas, Benvenuto, que je veux quitter cette maison, je vous en prie. – Est-elle écrite, cette lettre ?

BENVENUTO, se mettant a une table et écrivant.

Tout à l’heure. – La supérieure m’a une sérieuse obligation. À cause de cette châsse. Elle vous accueillera bien, je l’espère. Ce qui me console, c’est que vous ne prononcerez pas de vœux d’ici à longtemps. Quoi qu’il advienne, vous savez où vous trouverez toujours un ami.

SCOZZONE.

Voilà tout ? Et c’est ainsi qu’on se sépare ! « Brise-toi, triste cœur, qui t’étais donné à moi ! meurs, pauvre être dont j’étais la vie !... » Non, c’est plus simple encore que cela ! « Scozzone, tu me gênes ; va-t’en, Scozzone ! »

Prenant la lettre.

Eh bien ! c’est dit, je m’en vais !...

BENVENUTO.

Scozzone ! – Dieu m’est témoin que j’avais pour vous une affection véritable, et que mon âme est navrée de cette dure séparation ; mais pour vous-même, pour vous épargner d’autres douleurs, je crois nécessaire que vous partiez.

SCOZZONE.

Et même que je me dépêche, n’est-ce pas ? Deux heures vont bientôt sonner, je pense. Votre Ascanio, caché dans les massifs du Petit Nesle, attend depuis midi votre adorée Colombe. Il va vous l’amener dans quelques minutes, et il est bon que je ne sois pas la quand vous allez la recevoir.

BENVENUTO.

Ah ! Tu m’as épié, malheureuse ! Ah ! tu sais cela !

SCOZZONE.

Je sais tout ; je sais à quoi vous sert cette issue, à quoi doit vous servir cette châsse. Je sais tout, vous dis-je, – même ce que vous ne savez pas.

BENVENUTO.

Ce que je ne sais pas ? Qu’est-ce à dire ?

SCOZZONE.

Ah ! pauvre grand homme aveugle ! tu espères que cette jeune fille t’aimera, tu crois que ton Ascanio t’aime ! On te trompe, on ne sert de toi, on se rit de toi, stupide génie !

BENVENUTO.

Ascanio me tromper ! C’est faux !

SCOZZONE, à l’ouverture du fond.

Les voici ! – Viens avec moi, là, derrière cette portière, et écoute un peu ce que ces amoureux vont se dire. Viens ; je ne suis pas fâchée que tu sentes aussi de quelle dent aiguë la jalousie mord le cœur. Mais viens donc !

BENVENUTO.

Ah ! Si tu m’as ment, prends garde, Scozzone !

SCOZZONE.

Tu ne me tueras pas, va ! Tu m’as déjà tuée.

 

 

Scène III

 

BENVENUTO, SCOZZONE, cachés, COLOMBE, ASCANIO, qui écarte le rideau du fond et descend le premier par un marchepied de sculpteur,  puis, tendant la main à Colombe

 

ASCANIO.

À votre tour, Colombe. – Inclinez-vous un peu, mon beau lys. Là !...

Elle passe.

Dieu soit béni ! vous voilà sauvée !

COLOMBE.

Sauvée ! Oh ! pourquoi donc alors suis-je encore toute tremblante ? Je ne me croirai sauvée qu’auprès de ma tante.

ASCANIO.

Sur mon âme, Colombe, au delà de ce mur vous étiez perdue ; en deçà, vous êtes sauvée. Car vous êtes ici avec un frère.

COLOMBE.

Je vous crois, ami. J’ai entendu cette horrible femme, et mon cœur et ma raison vous croient. Je vous remercie donc, vous si dévoué et si vaillant. J’aime votre maître si bon et si grand.

ASCANIO.

Ne l’aimez pas, Colombe ! ne l’aimez pas !

COLOMBE.

Ne pas l’aimer ! et pourquoi ?

ASCANIO.

Parce qu’il vous aime, lui ! parce qu’il vous aime aussi d’amour !

COLOMBE.

Et vous m’avez amenée ici !

ASCANIO.

Colombe, je voyais le danger de votre honneur d’un côté, et le danger de mon bonheur de l’autre. Je ne pouvais pas hésiter. Il fallait aujourd’hui vous soustraire aux desseins odieux de cette femme, et Benvenuto seul pouvait y réussir. Dans deux jours, Benvenuto vous demandera au roi pour prix de la fonte du Jupiter, et alors, Colombe, je déclarerai loyalement la vérité à Benvenuto, et je vous disputerai même à lui.

COLOMBE.

Mais il est votre ami, Ascanio !

ASCANIO.

Eh ! le sais-je maintenant ? Je l’aimais certainement autrefois comme mon protecteur, mon maître et mon père. Et j’en suis à cette heure à me demander si je ne le hais pas. Pourquoi serait-il autrement que moi ? Pourquoi vous sacrifierait-il à moi, puisque je ne vous sacrifie pas à lui ?

COLOMBE.

Mais vous m’aimiez la première !

ASCANIO.

Bon ! cela est bien égal à Benvenuto, si impérieux, si entier, si fort, si habitué à rester le maître. Il est un peu comme Mme d’Étampes, hélas ! Est-ce que sa passion raisonne ? elle s’impose ! Oh ! je sens à présent tout ce qu’il y a d’injuste et de tyrannique dans le génie.

COLOMBE.

Mais, après tout, ce n’est pas Benvenuto que j’aime.

ASCANIO.

Ah ! oui, répétez-moi que c’est moi, Colombe, et il me semble que l’équilibre sera rétabli ; il me semble que je serai au moins son égal, si, pour lutter, nous sommes trois, en comptant Dieu. Si vous m’aimez, Colombe, je suis sûr que je le vaincrai. Et jusqu’ici pourtant, nul homme au monde n’a pu vaincre Benvenuto Cellini.

BENVENUTO, qui sort pâle et grave de derrière le rideau.

Vous faites erreur, Ascanio...

COLOMBE.

Benvenuto !

ASCANIO.

Le maître !

BENVENUTO.

Il y a un homme au monde qui a toujours pu vaincre Benvenuto Cellini. Cet homme s’appelle Benvenuto Cellini...

Scozzone est sortie après Benvenuto et se tient en arrière, écoutant.

ASCANIO.

Maître !

BENVENUTO.

Vous ne dites plus le tyran, Ascanio. Oh ! je ne vous en veux pas, d’ailleurs. Vous n’êtes pas accoutumé aux obstacles, vous ; vous n’avez jamais eu que la peine de traître. Tout vous a aidé, choyé, fêté. On l’aime tout de suite, ce beau mignon, n’est-ce pas, mademoiselle ? C’est tout simple ! il est tendre et, doux, et moi, je suis rude et violent. Il vous faisait la cour tandis que je m’amusais à vous sculpter, imbécile ! Et puis, est-ce qu’on nous aime, nous autres êtres disproportionnés, nous autres talents, nous autres monstres ? Nous sommes faits pour vivre seuls, comme des loups, pour pâtir et pour produire. Le malheur pousse beaucoup au travail. Aussi je m’étonnais ; je me disais : Mais, Benvenuto, tu te réjouis dans la pensée d’un protecteur intelligent, d’un ami profond, d’une bien-aimée charmante. Ah ! ça, est-ce que tu baisserais ? voilà trois mois que tu n’as souffert ? – Mais aujourd’hui, à la bonne heure ! j’ai tout perdu, je me retrouve.

ASCANIO.

Maître, vous êtes cruel à votre tour.

BENVENUTO.

Non, enfant, la parole est amère, mais l’action sera bonne. – Il faut songer aussi, vois-tu, que j’ai dû un peu souffrir.

ASCANIO.

Ah ! et vous souffrez encore !

COLOMBE.

Il ya dans vos yeux une larme !

BENVENUTO.

Moi, pleurer ? allons donc ! – Madame, écoutez. Souvent quand je sculpte un bloc et que je le fais jaillir en éclats autour de moi, je plains le pauvre marbre, et, pour le consoler, je lui dis : Va, je te blesse et je brise ; mais c’est pour essayer de te faire éternel de beauté. Eh bien ! il est un sculpteur plus sûr et plus maître que moi, que Michel-Ange et que Phidias : Dieu. Son marbre à lui, c’est l’homme. La douleur est son ciseau. Et quand je souffre et que je sens partir et tomber des morceaux entiers de moi-même, je me dis : Voilà que Dieu travaille à mon âme et daigne la faire meilleure et plus grande ; merci, mon Dieu !

ASCANIO.

Ah ! géant, tu ne nous dépasses pas seulement de la tête, tu nous dépasses même du cœur !

BENVENUTO.

Ascanio, tu as dit tout à l’heure des choses tristes pour moi, mais des choses bonnes aussi. Lutter contre toi ? non ! tu es plus fort, tu es aimé ! Seulement, il paraît que tu t’étais mépris, mon enfant : ma Béatrice est jalouse là-haut et ne veut pas de rivale. Aime donc Colombe ; c’est moi presque qui t’ai forcé de l’aimer. – Et si je souffre, je me distrairai en vous sauvant. Ascanio, ce que je faisais pour moi, je le ferai pour toi, voilà tout ! La grâce que je demanderai au roi, quand j’aurai fondu le Jupiter, ce sera toujours la main de Colombe. Seulement, au lieu de dire : Pour Benvenuto, je dirai : Pour Ascanio. C’est bien simple.

ASCANIO.

Bien simple et bien grand !

COLOMBE.

Oh ! monsieur, je vous admire !

ASCANIO.

Cher maître, je vous aime !

SCOZZONE, à genoux au fond.

Et moi, Benvenuto, je t’adore.

BENVENUTO.

Scozzone ! – Tiens, Ascanio, tenez, madame ; voyez cette pauvre fille. Je l’ai délaissée, je l’ai torturée, et elle ne m’a ni haï, ni abandonné.

SCOZZONE.

Oh ! ne dites pas cela, Benvenuto !

BENVENUTO.

Et pourquoi ne te rendrai-je pas devant eux cet hommage, à toi qui as été si aimante, si loyale et si fidèle ?

SCOZZONE.

Benvenuto, vous me brisez le cœur !

BENVENUTO.

Elle s’est dévouée, là où tout autre se serait vengée.

SCOZZONE.

Grâce, Benvenuto ! Ne m’écrasez pas de tant de louanges ! Pour mériter les choses que vous me dites, qu’est-ce que je pourrais faire maintenant ? Mourir ! Ah ! oui, je voudrais mourir pour vous !

BENVENUTO.

Mourir, non, il faut vivre et sauver ces enfants. – Ascanio, mettons en sûreté Colombe, par le moyen dont nous sommes convenus.

SCOZZONE.

Non ! oh ! non, pas ce moyen-là, Benvenuto !

BENVENUTO.

Et pourquoi donc ? Est-ce qu’il y aurait danger ?

 

 

Scène IV

 

BENVENUTO, SCOZZONE, COLOMBE, ASCANIO, PAGOLO, puis D’ORBEC et LES HOMMES D’ARMES

 

PAGOLO, au dehors.

Maître ! êtes-vous là, maître ? ouvrez ! Les gens du roi occupent l’hôtel ; ils fouillent partout ; M. d’Orbec veut vous voir.

BENVENUTO.

Les gens du roi ! On s’est aperçu déjà de votre disparition, Colombe. Oui, la cour et les jardins sont remplis de piques et d’arquebuses.

SCOZZONE, à part.

Il est trop tard ! Tout lui dire ? à quoi bon ! Pagolo veille au dedans, Mme d’Étampes attend au dehors... Inspirez-moi, mon Dieu !

D’ORBEC, au dehors.

Ouvrez, au nom du roi !

ASCANIO.

Maître, retenez-les ; moi je vais conduire Colombe.

BENVENUTO.

Non, ils le chercheraient, il faut qu’ils te voient auprès de moi. –Scozzone, écoute. Tu connais notre plan.

SCOZZONE.

Oui, je le connais.

BENVENUTO.

À toi de l’exécuter. – Vous êtes vaillantes toutes deux. Colombe, croyez en tout Scozzone. Scozzone, je te confie Colombe.

SCOZZONE.

À moi ! à moi !

BENVENUTO.

Oui, à toi.

SCOZZONE.

Eh bien ! soit. Mais j’irai et je resterai avec Colombe aux Ursulines.

BENVENUTO.

Ah ! vous êtes cruelle, Scozzone !

SCOZZONE.

Vous croyez !

D’ORBEC, en dehors.

Au nom du roi, vous ne voulez pas ouvrir ?

SCOZZONE, à Colombe.

Venez, venez vite, mademoiselle...

Elle va serrer les mains de Benvenuto, le regarde avec des yeux comme avides, et, d’un accent profond.

Adieu, Benvenuto !

Elle entraîne Colombe derrière le rideau.

D’ORBEC.

Enfoncez la porte.

BENVENUTO.

Ouvre, Ascanio...

Ascanio ouvre. D’Orbec se précipite suivi de Pagolo et de six ou huit sergents d’armes.

D’ORBEC.

Ah ! vous voilà donc, monsieur. Qu’avez-vous fait de Colombe, de ma fiancée ? Elle a disparu, elle est ici !

BENVENUTO.

Cherchez, monsieur.

D’ORBEC.

Oh ! vous serez moins fier aujourd’hui. Ce n’est pas vous qui avez l’ordre du roi. C’est moi. Lisez...

BENVENUTO, lisant.

« Ordre du roi. – Benvenuto Cellini, accusé d’avoir prêté les mains à l’enlèvement de noble demoiselle Colombe d’Estourville, sera consigné au Grand Nesle avec tous ses ouvriers, et le Grand Nesle sera gardé à vue pendant le temps que doit durer la fonte du Jupiter. » Sire ! sire ! sans reproche, c’est la seconde fois que vous m’abandonnez ! – Mais vous avez raison, monsieur, je n’ai pas le droit de me révolter aujourd’hui.

D’ORBEC.

Vous obéirez ?

BENVENUTO.

J’obéirai. Seulement, je dois obéir à la reine comme j’obéis au roi ; j’ai promis sur l’honneur à la reine qu’une chasse qu’elle m’a commandée pour les Ursulines serait livrée aujourd’hui. Puis-je faire porter cette châsse au couvent par mes compagnons ?

D’ORBEC.

Mes hommes la porteront. Un seul de vos ouvriers suffira pour l’accompagner.

BENVENUTO.

Soit. Je désigne Ascanio.

D’ORBEC.

Non. Car au nom du roi, j’arrête Ascanio des Gaddi.

BENVENUTO.

Mon enfant ! Et pourquoi l’arrêtez-vous, monsieur ?

D’ORBEC.

Il est désigné comme le ravisseur ; vous n’êtes que son complice. Allons ! qu’on le saisisse !

BENVENUTO.

Ascanio ! une arme ! Oh ! mais, je suis fou ! Pardonnez, monsieur. La seule arme dont je puisse me servir cette fois n’est pas d’acier, elle est de bronze, et je ne l’ai pas encore fondue.

ASCANIO.

Maître !

BENVENUTO.

Mon enfant, imite-moi. Du calme ; aie confiance en Dieu et en ton ami – Adieu, Ascanio...

Ascanio part emmené par les gardes.

Pagolo, venez. C’est vous qui conduirez aux Ursulines les porteurs de la châsse. Sur votre âme, Pagolo, retenez et exécutez fidèlement tout ce que je vais vous dire. Vous demanderez à parler à Mme la supérieure... À elle-même. Vous lui remettrez cette lettre. À elle seule. C’est l’indication du secret qui ouvre la châsse. Vous prierez Mme la supérieure de lire cette lettre, tout de suite et en votre présence. Cela fait, vous reviendrez aussitôt me rendre compte de votre commission. Vous m’avez bien compris, Pagolo, et vous m’obéirez en tout point ?

PAGOLO, les yeux baissés.

Oui, maître.

BENVENUTO.

Regardez-moi, Pagolo, et répétez.

PAGOLO.

Oui, maître.

BENVENUTO.

C’est bien, merci...

Aux sergents.

La châsse est là, vous pouvez la prendre...

Un des hommes du Prévôt tire le rideau. La châsse est fermée. Une femme, la tête couverte d’un voile, sort et traverse d’un pas lent et grave le théâtre. Au passage.

Au revoir, n’est-ce pas, Scozzone ?...

Elle passe sans répondre.

Elle est impitoyable !

D’ORBEC.

Quelle est cette jeune fille ?

BENVENUTO.

Cette jeune fille s’appelle Scozzone, monsieur, elle était de la maison.

D’ORBEC, l’arrêtant.

Un instant ! où est la bague ?...

Elle la lui présente.

C’est bien, passez !

BENVENUTO.

Adieu, Scozzone !...

La femme voilée sort. Aux hommes qui important la châsse, marchant auprès d’eux.

Mes amis, prenez les précautions les plus minutieuses, n’est-ce pas ? À cause des figurines, vous voyez. Et puis, c’est un objet sacré, c’est fait pour contenir une sainte. Pagolo, veille et souviens-toi ! – Adieu ! Colombe !...

Tous sortent, moins Benvenuto.

 

 

Scène V

 

BENVENUTO, seul

 

Tout ce que j’aime vient de s’en aller devant mes yeux. Maison vide, cœur dévasté. Me voilà seul...

Se redressant.

Eh bien ! seul, je veux reconquérir tout ce qu’on vient de m’enlever. Le moule est prêt, la fournaise bout, la fonte du Jupiter attend. Ce n’est plus seulement ma gloire qui en dépend, c’est ma vie, c’est le salut de Colombe, c’est la liberté d’Ascanio, c’est le bonheur de tous... Allons, que l’artiste sauve l’homme...

Ôtant son pourpoint

Tu as assez souffert, Benvenuto ! console-toi, apaise-toi, repose-toi, – travaille !... À la fonte ! à la fonte !

 

 

ACTE V

 

 

Septième Tableau

 

LA FONTE DE JUPITER

 

La fonderie, occupant le fond du théâtre. Sur le devant, une sorte de magasin, avec un dressoir chargé de pièces d’argenterie et un piédestal sans statue.

 

 

Scène première

 

D’ORBEC, PAGOLO

 

D’ORBEC, à la cantonade.

M. de Morvilliers, veillez à ce que vos hommes gardent bien toutes les issues !...

À part, en entrant.

Colombe n’est toujours pas retrouvée, et ce Benvenuto est capable de réussir...

Appelant.

M. Pagolo ! M. Pagolo !...

Pagolo vient à lui.

Rappelez-vous la promesse que vous avez faite à Mme d’Étampes : par un moyen ou par un autre, vous devez empêcher Benvenuto d’achever la foute de son Jupiter. Rappelez-vous aussi la promesse que vous a faite Mme d’Étampes : Benvenuto renvoyé ou en fuite, votre fortune est faite.

PAGOLO.

Eh ! ne m’en parlez pas, monsieur, j’en pleure de rage, mais j’ai affaire à un diable et non à un homme. Depuis trois jours, il n’a pas dormi ; depuis hier il n’a pas mangé ; depuis quarante heures, il vit, marche, et agit dans la fournaise comme une salamandre. Nous nous relevons tous les uns les autres... Hermann lui-même, Hermann ! s’est reposé la première nuit. Benvenuto seul est toujours réveillé, toujours debout, toujours ardent.

BENVENUTO, dans la fonderie.

Eh ! là-haut de la chaudière ! mettez donc du jour entre les lingots pour qu’ils fondent plus vite.

VOIX, qui répètent l’ordre.

Du jour entre les lingots !

PAGOLO.

Tenez ! l’entendez-vous ?... Ce n’est, pardieu, pas la statue qui est de bronze, c’est le statuaire !

D’ORBEC.

Mais vous n’avez donc rien essayé, enfin ?

PAGOLO.

Comment ! je n’ai rien essayé ! J’ai d’abord furtivement mouillé le bois du fourneau que depuis longtemps Benvenuto avait eu soin de faire sécher. Mais alors, il a requis tous les fagots de tous les boulangers du voisinage. J’ai usé et limé, sans trace extérieure, un des câbles qui devaient porter le moule dans la fosse. Mais Benvenuto, qui avait déjà éprouvé toutes ses cordes une première fois, les a fait éprouver une seconde, et a rompu mon câble et ma ruse. Enfin, en jetant de la résine sur le bûcher, j’ai envoyé la flamme lécher et allumer le toit de la fonderie. Mais Benvenuto a saisi une hache, a abattu deux des piliers et a coupé l’incendie... Je vous dis qu’il est surnaturel !

D’ORBEC.

Mais alors, mon bon ami, je commence à croire qu’il ne manquera pas la statue el que vous manquerez votre fortune.

PAGOLO.

Heuh ! il faudra voir ! Le bronze de son Jupiter n’est pas encore venu remplacer sur ce piédestal le modèle dont il était si glorieux. Le grand homme s’épuise et se brise lui-même dans cette lutte infernale. J’espère dans la fièvre. Il y en a encore pour une bonne heure avant que tout le métal ait coulé ; et si Benvenuto pouvait tomber d’ici-là, alors...

D’ORBEC.

Alors ?

PAGOLO.

Dès qu’il n’y sera plus pour tout mener et tout surveiller, j’ai mon idée, soyez tranquille !

BENVENUTO.

Pagolo ! Hermann ! Pagolo !

PAGOLO.

Il m’appelle.

D’ORBEC.

Je vous laisse. J’aime autant qu’il ne me voie pas... Au revoir, et bonne chance !

 

 

Scène II

 

BENVENUTO, PAGOLO, puis HERMANN

 

BENVENUTO, sans voir Pagolo.

Ah ! mon Dieu ! la tête me tourne, mes genoux chancellent, mes yeux se troublent. Est-ce qu’il va m’arriver ce que je craignais tant ? Est-ce que mes forces seront à bout avant mon œuvre ? Non, non ! je t’ordonne de résister, corps de fer ! veux-tu bien m’obéir, inerte matière !...

Il tombe sur un genou.

Ah ! elle ne veut plus, elle ne peut plus ! Je crois que je vais mourir. Qui délivrera Colombe et Ascanio, si je meurs ? Seigneur, mon Dieu ! aidez-moi donc, puisque je m’aide ! Voyons, du calme !...

Debout.

J’ai encore une lueur de raison, un reste de volonté ; profitons-en...

Appelant.

Hermann ! Pagolo !

PAGOLO, qui l’observe dans l’ombre.

Je suis là, maître.

HERMANN, accourant.

Voilà ! voilà !... Ah ! vous êtes comme moi, je n’en peux plus !

BENVENUTO.

Hermann, écoute. Je l’ai chargé de peser et de garder les lingots de la fonte... Es-tu sûr de ton compte, Hermann ?

HERMANN.

Oui.

BENVENUTO.

Ah ! j’ai ce brasier dans la tête ! – Tu me réponds qu’il y aura assez et trop de métal, Hermann ?

HERMANN.

Trop, j’en réponds.

BENVENUTO.

Bien. À toi, Pagolo. Je suis mourant, mon ami, mais tu peux me remplacer, maintenant. Ce qui reste à faire est une besogne simple et toute mécanique. Il suffit, tu sais, de maintenir le métal en fusion jusqu’à ce que le moule soit empli. Le feras-tu, Pagolo ?

PAGOLO.

Oui, maître.

BENVENUTO.

Merci ! – Allez donc vite, mes amis. Oh ! mon front bout, je souffre !

PAGOLO.

Maître, il vous faudrait du secours.

BENVENUTO, frappant sur le piédestal.

Non, quand mon Jupiter sera là ! Attendez ! Un dernier mot. Du cœur. Cette belle œuvre, c’est une bonne action, mes amis, vous sauvez Ascanio et Colombe !... Allez...

Il tombe anéanti.

HERMANN.

Pauvre et bon maître !

PAGOLO.

Venez, Hermann !

 

 

Scène III

 

BENVENUTO, seul

 

Te voilà donc tombé, orgueilleux Titan ! voleur d’immortalité, tu vas donc mourir ! Oui, mais qu’est-ce que cela me fait ? mon Jupiter vivra ! Mon Jupiter rappellera au roi qu’il m’a promis une grâce et la réclamera en mon nom, et cette grâce, c’est... Ô mon Dieu ! je ne me souviens plus !... – Ah ! si ! Ascanio, seigneur de Nesle, Colombe, sa femme, Scozzone heureuse à Florence avec moi ! Chers fantômes, vous m’environnez tous ! – Voyons, voyons, voyons, je crois que je délire un peu. Non ! voilà, Dieu merci, ma raison qui revient, mon front se dégage tout-à-fait. Jamais je ne vis plus nettement mes conceptions et mes œuvres...

Debout devant le piédestal.

Je vois ma statue de Jupiter. Il est bean, mon Olympe ! Mais non ! il ne porte pas !... le mouvement est faux, il penche, il tombe ! Qui donc m’a dit qu’il était beau ? où ai-je pris cela ? mais j’étais fou ! mais il est manqué ! Oh ! mes ouvriers me trompaient ! il s’en étaient bien aperçus et ils ne me le disaient pas, et ils riaient en arrière. Ô le doute ! ô le calice des Oliviers ! Malheureux ! tu as donné pour un Jupiter, roi des dieux, un Vulcain monstrueux et stupide. Entends-tu, là, dans la fonderie, rire aux éclats tes compagnons ; et, plus loin, dans la cour, ces soldats qui te gardent ; et plus loin encore, tes ennemis du Louvre, Mme d’Étampes, d’Orbec, d’Estourville ; et là-bas, Bandinelli, Ghiberti, tous tes rivaux d’Italie, et enfin, comme un cirque immense, toute l’Europe artiste qui t’entoure d’un cercle infini de huées. Perdu, honni, déshonoré ! Ah ! Dieu soit loué ! mort !

Il tombe.

 

 

Scène IV

 

BENVENUTO, évanoui, PAGOLO, puis HERMANN, SIMON, TOUS LES OUVRIERS

PAGOLO, revenant, pâle et tremblant.

Qu’est-ce que j’ai fait, en somme ? une simple plaisanterie, un bon tour à ce butor d’Hermann, voilà tout. Suis-je absurde de m’en laisser troubler comme d’un crime !

OUVRIERS, au fond.

Hermann ! Hermann ! le métal manque.

PAGOLO.

Ah ! les voilà qui s’aperçoivent de l’espièglerie.

LES OUVRIERS, accourent au fond.

Du métal ! le moule se refroidit.

HERMANN, avec désespoir.

Ah ! où est mon métal ? on m’a volé !

LES OUVRIERS, entrant.

Maître ! maître ! du métal ! ou la fonte s’arrête.

HERMANN.

Maître ! réveillez-vous ! Du métal ! on m’a volé !

SIMON, secouant Benvenuto.

Maître ! Oh ! mon Dieu ! il est sans connaissance !... Qu’allons-nous devenir ?

PAGOLO.

Eh ! vous voyez bien que Benvenuto est évanoui, mourant, ne le tourmentez pas !

SIMON.

Mais la fonte se fige.

PAGOLO.

Dame ! qu’y faire, c’est un malheur ! Le métal manque, tout est perdu !

BENVENUTO, se redressant.

Qui dit ici que tout est perdu, tant que Benvenuto respire ?

TOUS.

Le maître !

BENVENUTO, debout.

Voyons, qu’y a-t-il ?

TOUS LES OUVRIERS, à la fois.

La fonte se fige. – Il faut du bois. – Le feu s’éteint. – C’est la faute d’Hermann ! – Tout est perdu !

BENVENUTO.

Taisez-vous !...

À Simon.

Voyons, parle, toi.

SIMON.

Le bois manque, la fonte se fige.

BENVENUTO.

Prenez ces escabeaux, brisez ces tables...

Il prend une hache, démolit une grande selle, et en un clin d’œil entasse un morceau de bois.

Tenez, prenez, emportez !

À Simon.

Qu’y a-t-il encore ?

SIMON.

Maître, le métal manque.

BENVENUTO.

Ah !

Prenant Hermann à la gorge.

Tu m’as trahi !

HERMANN.

Maître ! tuez-moi !...

Il sort.

BENVENUTO.

Du métal ? où en trouver ? On fait du bois avec des poutres, avec des meubles. Mais du cuivre ?...

SIMON, accourant.

Maître, la fonte a repris ; mais il faut du métal, il n’est que temps.

BENVENUTO.

Ah ! si le sang pouvait se liquéfier en bronze !

LES OUVRIERS, au fond.

Du métal ! du métal !

BENVENUTO.

Ils me rendront fou avec leur cri ! Ma vie pour cent livres d’airain !... Tout en dépend, Colombe, Ascanio, Scozzone...

Cherchant autour de lui.

Et rien, rien !

Fouillant dans sa poche.

Pas un as de cuivre ! Ils sont perdus !

LES OUVRIERS.

Du métal ! du métal !

BENVENUTO, dont les regards s’arrêtent sur le dressoir.

Ah !... ils sont sauvés !... – Pagolo, Simon, tenez, emportez, jetez tout cela à la chaudière, – or et argent, n’importe !

PAGOLO.

Comment ! mais ce sont vos chefs-d’œuvre !

BENVENUTO.

Eh ! non, tu vois bien que c’est du métal...

Benvenuto donne aux ouvriers les aiguières, les plats et les vases, qu’ils lancent dans la chaudière.

SIMON.

Quoi ! maître, ce merveilleux vase aussi ?

BENVENUTO.

Au brasier ! Eh ! si j’y servais, je m’y jetterais moi-même...

Arrêtant un ouvrier qui emporte la coupe du premier acte, et la lui arrachant des mains.

Pourtant, cette belle petite coupe !... La postérité, disait le roi, l’appellera la coupe de Cellini... Elle est si petite, elle n’ajouterait pas grand chose à la fonte ! – Comment ! il s’agit de la vie de tout ce que j’aime, et fais des économies ! Allons donc, marchand !...

Il va pour donner la coupe.

VOIX AU FOND.

Assez ! le moule est plein !

SIMON et LES OUVRIERS, accourant.

Victoire ! maître ! – Les évents jaillissent. – L’œuvre est complète. – Victoire !

BENVENUTO.

Soyez béni, mon Dieu ! Vous êtes toujours un peu le collaborateur de toute œuvre humaine. Nous avons réussi, grâce à vous, mon Dieu ! soyez béni !

HERMANN, s’élançant sur Pagolo qu’il traîne devant Benvenuto.

Ah ! maître ! mon métal ! je l’ai retrouvé... Dans la chambre de Pagolo !

PAGOLO.

Ah ! maître ! il va m’étrangler.

HERMANN.

Oh ! oui !

BENVENUTO, entre les dents, à Pagolo.

Voleur ! – Qu’Hermann fasse ce qu’il voudra, moi j’ai fait ce que je voulais, j’ai sauvé Ascanio et Colombe.

HERMANN, à Pagolo.

Fais ta prière.

PAGOLO.

Benvenuto ! – Ah ! défendez-moi – ou je me tais et votre Colombe est perdue.

BENVENUTO.

Que dit-il ? Arrête, Hermann.

PAGOLO, toujours sous la main d’Hermann.

Benvenuto – vous avez enfermé Colombe – dans la châsse des Ursulines, – il y a de cela deux jours – et deux nuits !

BENVENUTO.

Oui, eh ! bien ?

PAGOLO.

Eh bien ! elle y est encore !...

Benvenuto s’élance dehors avec un cri terrible.

 

 

Huitième Tableau

 

LA CHÂSSE ROUVERTE

 

Un oratoire au Louvre. Au fond, dans une profonde embrasure, la chasse de sainte Ursule, exhaussée sur une estrade de deux ou trois marches.

 

 

Scène première

 

LA DUCHESSE, D’ESTOURVILLE

 

D’ESTOURVILLE.

Madame, dites-moi donc au moins ce qu’il faut croire et ce qu’il faut craindre ? Ce damné Benvenuto triomphe ! Le roi, avec toute sa cour, est à cette heure dans la galerie voisine, en train de s’extasier devant sa statue de Jupiter. Ma fille n’est pas retrouvée ; mes hommes n’ont pu en découvrir la moindre trace. Et cependant, cet orfèvre du démon a déjà obtenu de sa majesté l’élargissement immédiat de son Ascanio !

LA DUCHESSE.

Eh ! que voulez-vous que j’y fasse, monsieur ? Vous cherchez votre fille, moi je cherche ma sœur, – la dernière, la seule amitié désintéressée et vraie qui me reste. Ah ! ne dites pas que c’est le démon qui est avec cet homme. C’est bien davantage !

D’ESTOURVILLE.

Vous-même, donnez-vous partie gagnée à votre ennemi, Mme la duchesse ? Quoi ! vous avez eu l’attention de faire apporter de chez vous au Louvre, pour la montrer au roi, sa châsse de sainte Ursule que voilà ! Êtes-vous de son parti, maintenant ?... Je vous prie de m’en avertir, du moins.

LA DUCHESSE.

M. le prévôt, je ne le sais pas moi-même... Pour la première fois de ma vie, peut-être, j’hésite et je doute. Tenez, laissez-moi seule un moment, je vous prie, dans cet oratoire où le roi va venir me rejoindre. Je vais réfléchir, me décider. Allez ! allez !

D’ESTOURVILLE.

Le jour commence à baisser ; ferai-je apporter des flambeaux à Mme la duchesse ?

LA DUCHESSE.

Non, non, j’aime mieux cette ombre. Laissez-moi...

D’Estourville salue et sort.

 

 

Scène II

 

LA DUCHESSE, seule

 

Oui, je doute, oui, j’hésite, et, – ce que je n’ai pas ajouté, – j’ai peur... Malgré moi, l’assurance étrange de Benvenuto m’impose et m’épouvante ! Quand j’ai dit que cette châsse des ursulines était ici, j’observais son visage. Il n’a pas sourcillé, – il a souri. Ah ! ce sépulcre vivant, je l’ai gardé chez moi deux jours et deux nuits sans oser m’en approcher, sans oser rester avec lui – seule. Est-ce que par hasard il serait vide ? Est-ce que Benvenuto m’aurait devinée, m’aurait déjouée ? Au prix de n’importe quelle terreur, il faut que je le sache. Allons !...

Elle s’avance pâle et tremblante vers la châsse. S’arrêtant.

Si quand j’ouvrirai sa tombe, la morte alait se dresser et me saisir !... Oh ! dans ce moment, qu’est-ce que je souhaite ? Qu’elle y soit ou qu’elle n’y soit pas. Je ne sais plus. – Allons ! pas de faiblesse !...

Elle monte les marches, et, en détournant la tête, pousse le ressort. Le couvercle se lève.

Je n’ai pas le courage de regarder ; j’aime mieux toucher...

Elle étend la main derrière elle. Jetant un cri.

Ah !... J’ai senti une main glacée...

Elle fait retomber le couvercle et redescend précipitamment les marches.

Le roi ! Benvenuto ! Toute la cour !...

Sur le devant du théâtre.

Ah ! n’importe ! je suis sûre à présent de ma victoire, – et de mon crime !...

Elle sort.

 

 

Scène III

 

LE ROI, BENVENUTO, ASCANIO, D’ESTOURVILLE, D’ORBEC, puis LA DUCHESSE, DEUX PAGES portant des flambeaux

 

LE ROI.

Admirable ! admirable !... Je ne puis que répéter ce mot, Benvenuto, et ajouter : Comme je suis en retard et en faute avec vous, mon ami ! Comme je vous ai méconnu, tourmenté, blessé !

BENVENUTO.

Un peu, oui, sire, je ne le nierai pas.

LE ROI.

Ni moi, certes... Ah ! voilà votre châsse, une autre merveille ! Mais, pour me punir, je me veux priver de la regarder, jusqu’à ce que j’aie su quel don il vous plaît de réclamer de moi... C’est bien la moindre réparation que je vous doive.

BENVENUTO.

Moi, la seule que je demande, sire, c’est de dédommager royalement, en votre nom, et comme investi de tout votre pouvoir, ce jeune homme, Ascanio des Gaddi, mon ami et mon élève, lequel vient d’être injustement emprisonné sur un ordre arraché par surprise à votre majesté.

LE ROI.

Accordé de grand cœur. Parlez comme si vous étiez le roi, Benvenuto ; et je vous prie de me mesurer à votre taille.

BENVENUTO.

Je tâcherai d’être digne de ce grand rôle, sire... – Ascanio des Gaddi, déjà noble d’origine et issu d’une des plus anciennes familles de Florence, vu la donation qui vous est faite aujourd’hui par Benvenuto Cellini du domaine du Grand Nesle, nous vous octroyons, avec les lettres de naturalisation française, le titre et les droits de seigneur de Nesle.

ASCANIO.

Maître, que dites-vous ?

LE ROI.

Mais, jusqu’à présent, c’est vous qui êtes généreux, Benvenuto, ce n’est pas moi.

BENVENUTO.

Attendez, sire. – De plus, comme habile et savant artiste, nous vous donnons la charge vacante d’intendant et surveillant de nos hôtels et châteaux royaux, aux appointements de six cents écus d’or.

ASCANIO.

Maître, ah ! c’est trop !

LE ROI.

À la bonne heure, au moins ! Mais est-ce donc tout ?

BENVENUTO.

Enfin, et comme grâce singulière, nous autorisons le mariage d’Ascanio des Gaddi, seigneur de Nesle, intendant des châteaux royaux, avec noble demoiselle Colombe d’Estourville, fille de sire Robert d’Estourville, prévôt de Paris.

ASCANIO.

Ah !

LE ROI.

Quant à cela, nous ne demanderions pas mieux, Benvenuto ; mais il faut d’abord que Mme d’Étampes nous dégage de la parole que nous lui avons donnée, il y a trois jours, devant vous.

LA DUCHESSE, rentrant.

Je vous en dégage, sire !

D’ESTOURVILLE, à part.

Décidément elle a fait la paix.

LE ROI.

Mais le fiancé, M. d’Orbec, consent-il aussi ?

D’ORBEC.

Dieu me préserve de mettre jamais obstacle aux libéralités de sa majesté !...

À part.

Ni l’intendance, ni le Grand Nesle ! ce bon prévôt peut bien garder sa fille.

LE ROI.

Et que dit le père ?

D’ESTOURVILLE.

J’obéirai toujours aveuglément aux désirs, c’est-à-dire aux ordres de mon roi !...

À part.

J’exaspère ce pauvre d’Orbec ! ma foi, tant pis !

BENVENUTO.

Alors, votre majesté daignera-t-elle mettre le comble à ses bonnes grâces en signant elle-même et sui l’heure le contrat de mariage ? J’ai fait avertir le notaire royal qui doit être là.

LE ROI, en riant.

Soit. Il n’a rien oublié.

LA DUCHESSE.

Excepté la fiancée. Colombe d’Estourville a disparu depuis deux jours de la maison de son père, et nul ne sait ce qu’elle est devenue.

BENVENUTO.

Pardonnez-moi, la voici, madame...

Il va à la porte de droite et introduit Colombe en habit d’Ursuline.

LA DUCHESSE, avec un cri.

Ah ! Colombe !

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, COLOMBE

 

COLOMBE.

Sire ! Mon père.

BENVENUTO, à d’Estourville.

Elle arrive du couvent des Ursulines, où elle était réfugiée depuis deux jours.

LE ROI, à Colombe.

Votre main, madame...

Il la conduit à une table où se tient le notaire. Colombe, Ascanio, le Roi, d’Estourville signent.

LA DUCHESSE, au moment où Colombe signe.

Ce n’est pas son fantôme !

BENVENUTO.

Vous n’allez pas signer au contrat, Mme la duchesse ? Qu’avez-vous donc ? Est-ce que cela vous torture à ce point de voir que Colombe est là, vivante ?

LA DUCHESSE, l’œil fixé sur la châsse.

Non, monsieur ; mais de ne pas voir qui est là, morte !

BENVENUTO, avec un cri.

Qui est là, morte ! Ah ! quel soupçon !...

Il se précipite vers la châsse et l’ouvre.

Scozzone !...

Il la prend dans ces bras, l’apporte sur le devant de la scène et tombe à genoux auprès d’elle.

LA DUCHESSE, jetant un cri et tombant à genoux de l’autre côté.

Ah ! ma sœur ! Ah ! c’est moi qui l’ai tuée !

BENVENUTO.

Scozzone, ma chère bien-aimée, oh ! reviens à ma voix, ranime-toi à mon amour. – Non, rien ! impuissant ! – Allons donc, sculpteur, créateur, toi qui prétends donner l’éternité à tes œuvres, rends donc seulement le souffle de quelques années à cette beauté toute faite de Dieu ! Scozzone ? entends-moi, réponds-moi ! Viens ! nous partons ! Florence ! l’Italie !...

Posant doucement la tête glacée et se dressant sur ses genoux, pâle et morne.

Non, je m’en retournerai seul, saignant et sombre. C’est le sort.

LE ROI.

Comment ! Benvenuto, et tes travaux ! tes grandes œuvres !

BENVENUTO.

Sire, je ne sculpterai plus qu’un ouvrage en France : le tombeau de cette enfant !

 


[1] L’acteur dira : « Les morceaux de celui-là... »

[2] La curieuse singularité d’un grand comédien qui soit en même temps un habile et rapide sculpteur comme M. Mélingue, et qui puisse réellement improviser une statuette en un quart d’heure, ne doit pas sans doute se retrouver d’ici à longtemps sur les théâtres des départements et de Paris. Mais la scène n’en est pas moins possible et facile. Seulement, nu lieu de construire à mesure la statue, sur une simple armature de bois, l’acteur dégagera, avec l’ébauchoir, d’une masse d’argile, une statue toute faite en dessous, et à laquelle on aura donné la couleur de la terre. – la statue même de M. Mélingue, si l’on veut, – car un s’occupe de mouler cette élégante et gracieuse figurine. D’ailleurs, il y a partout des plâtres de l’Hébé.

[3] L’acteur dit à la représentation : « Je fais ce que fit le Créateur, il y a quelque six mille ans, quand il forma l’homme avec de la boue. »

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